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Pornographie et société
Banc Public n° 175 , Décembre 2008 , Catherine VAN NYPELSEER
Avec les progrès techniques et la démocratisation des nouveaux médias, la pornographie est devenue beaucoup plus facile d’accès en toute discrétion (ou presque), et elle a subi une évolution concomitante. Un marché s’est développé qui est influencé par les concepts et les pratiques en vigueur dans le reste de l’économie. On observe dans la société française une valorisation inédite des objets pornographiques jadis cantonnés dans les sex-shops ainsi qu’une incitation jugée ridicule à suivre des formations pour apprendre à jouir sexuellement de son corps…
Même si l’on n’est pas toujours d’accord avec ses opinions, le pamphlet d’Elisabeth Weissman sur l’état actuel du marché pornographique nous en apprend beaucoup sur l’évolution des pratiques sexuelles de nos concitoyens.
Beaucoup de monde en effet consomme de la pornographie: selon l’ «Enquête sur la sexualité en France» publiée en 2008 (*), citée par notre auteure, plus de 50% des hommes âgés de 18 à 49 ans regardent régulièrement un film pornographique, ainsi qu’à peu près une femme sur cinq.
Les pourcentages varient selon la profession: ainsi, pour les hommes exerçant des professions intellectuelles et libérales, le pourcentage n’est «que» de 49%, alors que pour les ouvriers il s’élève à 57%, pour les agriculteurs à 59%, et à 64% pour les employés de bureau!
Influence
Lorsque l’on connaît l’indigence de l’éducation sexuelle dans certains milieux ou familles, et que l’on reconnaît l’importance de la sexualité dans la vie de chacun (qu’il soit «pratiquant» ou non), on peut se représenter le pouvoir d’influence des films pornographiques sur les pratiques sexuelles des personnes qui en consomment.
Cette influence s’étendra inévitablement à celles avec qui elles établiront ou tenteront d’établir des relations.
De plus, dans la mesure où la sexualité est l’un des éléments fondamentaux dans la construction de la personnalité et des relations que l’on peut établir avec autrui, cette pornographie influence indirectement l’ensemble de la société. On peut en prendre pour exemple, souvent cité mais tellement vrai, le mépris des femmes que l’on peut ressentir dans certains milieux restés très machistes, mépris qui pourrait être alimenté et amplifié par la vision répétitive de femmes humiliées dans des postures de soumission systématique à des hommes brutaux, via des cassettes procurées par d’autres hommes plus «avertis», au titre d’éducation sexuelle parfois…
L’essor du godemiché
Un des éléments-phare du nouveau marché de la pornographie est le godemiché, maintenant rebaptisé «sex-toy», reproduction plus ou moins fidèle du sexe masculin destiné à réaliser des pénétrations sexuelles sans avoir besoin d’un partenaire masculin en «état de marche». En fait le terme «sex-toy» est plus général: il peut s’agir d’une fusion entre l’antique godemiché et le vieux vibromasseur, doté de tous les perfectionnements de la technique et muni de divers appendices destiné à stimuler simultanément différentes zones érogènes; certains sont agrémentés d’un lecteur MP3 et de morceaux adéquats à écouter en utilisant l’engin; enfin il existe également des versions féminines à destination du public masculin, qui vont du vagin en plastique ou en caoutchouc à la «femme» complète munie de tous les perfectionnements électroniques faisant vibrer ou bouger les différentes reproductions d’organes pour procurer le meilleur plaisir au client… celles-là sont évidemment beaucoup plus onéreuses que le simple «gode».
On pouvait évidemment s’attendre à ce que le profitable marché des sex-shops bénéficie des progrès de la technique. Ce qui est nouveau, c’est que ces accessoires acquièrent droit de cité dans la société française: en effet, l’exemple le plus interpellant que mentionne l’auteure est celui de la chaine de boutiques de mode Ryckiel Woman, qui vend dans ses boutiques de vêtements, «au milieu de pulls en cachemire et de lingerie en dentelle» (p. 107), un modèle de godemiché à succès dessiné spécialement par la propre fille de la créatrice Sonia Rykiel.
Formations
Des objets aussi compliqués et perfectionnés nécessitant que l’on apprenne à s’en servir, des formations collectives sont organisées. Elisabeth Weissman s’est rendue à une séance de ce qu’elle nomme «tuppergode», organisée via un «love store» parisien situé près du centre Georges-Pompidou, qui commercialise des «ateliers de sexologie» comme produit dérivé des sex toys qu’il vend.
Elle a donc participé à une soirée chez une hôtesse en compagnie d’une vingtaine d’autres filles (pp. 108 et suiv.), où l’on expliquait le maniement et comparait les mérites de différents objets sexuels proposés à la vente, comme le «gode qui vibre» comparé «avec celui qui fait tout en même temps, vous pénètre par tous les trous tout en vous titillant le clito».
Les autres filles qui participaient à la séance étaient par exemple une psychologue de quarante ans, trois gosses, qui lui «pleurait sur l’épaule» parce que son ami venait de la quitter pour une plus jeune, ou une employée de 28 ans qui gagnait «à peine le SMIC» et cherchait «désespérément son prince charmant sur Meetic», qui allait dépenser 22 euros pour les «’diamants vibrants noirs’ à se glisser dans l’anus pour mieux en préparer l’ouverture à la sodomie» et 25 euros pour «les boules de geisha à se glisser dans le vagin pour obtenir une plus grande maîtrise des muscles ou une meilleure lubrification».
Soit mesdames tout le monde ou à peu près, transformées selon l’auteure en «pathétiques consommatrices prêtes à être formatées, conditionnées, aliénées pour consommer du gode», une transformation que le marché voudrait leur faire subir afin de leur vendre ses marchandises.
Elle s’en prend vivement à cette tendance, qui fait perdre au godemiché sa fonction clandestine, son pouvoir transgressif.
Le marché libéral
Au-delà de la critique à laquelle elle se livre des différents segments du marché de la pornographie, les sex-toys, les formations et le marché de la sexologie en général, celui des pannes sexuelles et de leur médicalisation, les films pornographiques, la pornographie via internet, Elisabeth Weissman s’en prend vivement à ce qu’elle ressent comme une volonté diffuse du marché libéral de formater les individus selon ses critères, en particulier au niveau de leur sexualité, mais aussi en se servant de leur sexualité et de l’importance de celle-ci dans l’évolution de leur personnalité pour obtenir des travailleurs et des consommateurs dociles et conforme à ses attentes.
Pour elle, le marché veut par exemple, via la valorisation et la large diffusion d’une certaine forme de pornographie (films, internet), façonner des travailleurs dociles et performants, qui obtiennent des orgasmes rapidement et proprement (sans la charge d’une vie sexuelle compliquée ou le risque de maladies sexuellement transmissibles) grâce à des scénarios répétitifs visant à mettre en situation d’érection puis d’éjaculation par mimétisme les individus masculins pour lesquels ces images sont produites.
Ainsi, les films se réduisent le plus souvent à des gros plans d’organes sexuels en situation de pénétration, destinés à obtenir le même effet chez le spectateur. Le scénario est très pauvre voire inexistant. Les visages n’apparaissent pas, à part le visage de la femme tout à la fin, sur lequel le sexe de l’homme éjacule en général. Les pénis sont toujours présentés en érection, aucun film porno récent ne montrant un sexe d’homme au repos ou en cours d’excitation.
Le schéma dominant actuellement se compose de successions de pénétrations vaginales, anales et de fellations (sexe dans la bouche), qui sont réellement effectuées par les acteurs. Le contexte est souvent violent dans la mesure où les actrices doivent subir une surenchère de pénétrations multiples et variées, par plusieurs orifices à la fois, sans que leur souffrance physique ne soit prise en compte par l’équipe de tournage, de telle sorte que certaines en ont les organes génitaux ou anaux abîmés, sans parler de la douleur qu’elles endurent le matin avant les tournages en se faisant les lavements requis préalablement aux pénétrations anales.
Obligation sexuelle
L’auteure ressent également actuellement une volonté sociétale d’imposer une obligation de relations sexuelles et de jouissance aux femmes comme aux hommes, selon des critères quantitatifs (quantité de relations, nombre d’orgasmes, etc.), qui est selon elle un effet du marché libéral.
Les relations entre les hommes et les femmes (elle revendique clairement son hétérosexualité) sont présentées de façon pernicieuse comme purement matérialistes, mécaniques, l’acte sexuel réduit à un problème de zones à stimuler ou d’appareillage à utiliser correctement, en utilisant les précieux conseils grassement rémunérés de hordes de sexologues médiatisés ou les potions miracle de l’industrie pharmaceutique pour empêcher les défaillances des machines humaines que nous sommes pour le marché.
Désincarnation
Par ailleurs, des couples se forment qui n’ont pas envie ou pas le temps - compte tenu des rythmes de dératé(e)s imposés par le monde du travail – de faire l’amour.
Dans ce cas le marché propose également une solution (fort onéreuse): la fécondation assistée. En effet, les médecins spécialistes de cette discipline sont confrontés à la demande de couples qui n’ont pas d’enfant simplement parce qu’ils n’ont pas de relations sexuelles!
Dans les deux cas, c’est pour elle le marché et l’économie libérale qui incitent à la perversion des relations, à leur donner une dimension inhumaine et malsaine.
Dans le même ordre d’idées, les relations sexuelles virtuelles sont également dénoncées, par lesquelles chacun chez soi obtient de la jouissance dans une relation à distance avec l’autre personne, sans contact physique, mais à l’aide d’images, de sons, voire d’appareils vibromasseurs reliés à l’ordinateur et télécommandés par le partenaire…
Discussion
Elisabeth Weissman s’en prend vivement à ce qu’elle décrit comme une nouvelle culture de la sexualité, influencée par l’économie libérale: une utilisation de la sexualité pour contrôler les masses, en quelque sorte, une promotion d’une sexualité mécaniste, hygiéniste, qui se sert des individus comme des objets de production (les acteurs des films pornos, par exemple, dont les corps sont utilisés et abimés par les producteurs de cinéma porno pour obtenir des objets commercialisables – les films - au mépris des personnes humaines qu’ils sont pourtant) ou comme consommateurs, les fameux clients à qui tout est permis du moment qu’ils achètent l’objet produit, et notamment de ne pas ‘voir’ la souffrance des acteurs filmés.
Dans le cas particulier du cinéma porno, l’exploitation des outils de production humains (et parfois animaux) se fait en synergie avec la composante pudibonde de notre société, qui nie les droits de personnes qu’elle disqualifie parce que leur activité rémunérée est de nature sexuelle.
Pour illustrer cela on peut mentionner le phénomène décrit dans le livre des vidéos amateur particulières mises sur le net qui s’appellent des «slutbus» (p. 143), ce qui signifie «le bus des salopes»: il s’agit d’un genre où quelques hommes jeunes circulant en minifourgonnette proposent à des jeunes femmes de les reconduire.
Celles qui montent dans le véhicule se voient proposer d’avoir des rapports sexuels filmés en échange d’une somme d’argent. Celles qui acceptent sont filmées jusqu’au moment où elles descendent du bus; la séquence se termine par la remise de la somme promise… sauf que la fourgonnette démarre au moment où la femme tend la main pour prendre l’argent, et la caméra filme sa déconvenue et son air stupide sur le trottoir.
Cette auteure critique également le fait que les consommateurs soient incités à se former au fonctionnement sexuel de leur corps, via les cours d’utilisation des sex-toys, par exemple, ou l’omniprésence selon elle des sexologues délivrant leurs conseils et leurs prescriptions sur les écrans de télévision des chaînes grand-public.
Pourtant, si l’on peut s’accorder sur le fait que c’est parfois de mauvais goût et bêtement mécaniste, du style «pour faire jouir votre partenaire, appuyez d’abord ici puis frottez là avant de lui fourrer votre langue à tel endroit (il fut une époque où la grande mode, c’était dans l’oreille!)», on peut penser que cette volonté nouvelle de formation à la sexualité n’a pas que des aspects négatifs.
En effet, tout le monde n’a pas la chance, loin s’en faut! de naître dans un milieu où la sexualité est expliquée et valorisée, ou de rencontrer les partenaires convenables capables d’assurer cette formation «sur le tas».
Même maladroite et sotte, le fait que notre société s’intéresse à la formation à la sexualité des personnes qui la composent est un fait nouveau et positif, qui va à l’encontre de la tendance à l’interdiction de parler de «ces choses-là », que nous avons héritée du XIXe siècle.
Parce que le silence et la censure permettent tous les abus (comme la pédophilie par exemple), et constituent par eux-mêmes une condamnation implicite des actes (et des organes) dont on ne peut pas parler!
A part cette réserve, le travail d’Elisabeth Weissman est intéressant et comporte de nombreux autres sujets traités intelligemment et de façon bien documentée, que nous n’avons pu aborder ici.
Au-delà de la critique relativement à la mode actuellement du modèle économique libéral appliquée au domaine de la sexualité, le livre fait également l’apologie de l’amour entre les partenaires comme source et condition de relations sexuelles épanouissantes, à laquelle nous souscrivons.
Catherine VAN NYPELSEER |
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Biblio, sources...
La nouvelle guerre du sexe
par Elisabeth Weissman
Editions Stock Septembre 2008 252 p.- 20,20 Euros
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