?> Filles manquées
Filles manquées

Banc Public n° 157 , Février 2007 , Catherine VAN NYPELSEER



On observe actuellement dans certaines régions d’Asie un déficit important d’enfants filles par rapport au nombre de garçons. Les pays concer­nés sont l’Inde et la Chine, ainsi que l’Afghanistan, le Bangladesh, la Corée du Sud, le Pakistan et Taiwan. Il ne s’agit pas d’un phénomène naturel, mais du résultat de l’élimination des f½tus et bébés filles par des parents désireux d’avoir un garçon. Ce phénomène ancestral a pris une ampleur inédite par l’utilisation des techniques  modernes de détermination du sexe avant la naissance, l’échographie et l’amniosynthèse.


Déséquilibre

L’Inde, un pays d’1,1 milliard d’habi­tants, compte actuellement 93,3 femmes pour 100 hommes, alors que la propor­tion normale est de 105 femmes pour 100 hommes (p.97). Le déficit est variable selon les régions: au Punjab, le recensement de 2001 a fourni le chiffre de 876 femmes pour 1000 hommes; dans sa capitale Chandigarh, il y avait seulement 777 femmes pour 1000 hommes; dans certains villages, il n’y a plus que 400 à 500 filles pour 1000 garçons!
En Chine, pays de 1,3 milliard d’habi­tants, le phénomène est également sensible, puisqu’il nait actuellement 117 garçons pour 100 filles (ou 85 filles pour 100 garçons), pour l’ensemble du pays. Comme en Inde, le déficit est plus élevé dans certaines régions: 135 garçons pour 100 filles dans la province de Hainan et 138 pour 100 dans les provinces de

Guangdong et de Jiangxi, soit un déficit supérieur à celui des régions indiennes les plus touchées (p.102).

Le phénomène est en augmentation, puisque le déficit observé est plus important dans les tranches d’âge les plus jeunes.

Comment ?

Ce déséquilibre est causé par les déci­sions individuelles des familles, qui souhaitent avoir un garçon plutôt qu’une fille. Elles font faire une échographie, technique d’un coût abordable qui permet presque toujours de déterminer avec une grande fiabilité le sexe du f½tus. Ensuite, s’il s’agit d’une fille, elles choisissent d’avorter. On observe actuellement en Inde une prolifération de cliniques privées d’échographie. Il y en a dans «les plus petits bourgs ruraux, même là où il n’y a pas de dispensaire public et où la population n’a pas accès à de simples soins de base» (p.59). Ce type d’offre «médicale» s’est dévelop­pée également dans les autres pays concernés.

Autre méthode, plus archaïque: on provoque la mort du bébé fille par manque de soins: absence de vaccina­tion, défaut de soins médicaux, sous-alimentation...

En Inde, la mortalité des filles de moins de quatre ans est 1,5 fois plus élevée que celle des garçons, avec des disparités régionales puisque ce taux monte à 4 dans le Punjab, alors que les filles sont naturellement plus résistantes que les garçons!

Plus rarement, un infanticide actif est pratiqué. «De nos jours, dans les campa­gnes indiennes, on retrouve des bébés filles étouffés dans des sacs jetés derrière un buisson» (p.77). Certaines familles laissent le cordon ombilical saigner jusqu’à la mort, ou les empoisonnent avec des engrais ou des baies toxiques.

Les petites filles forment également la majorité (90%) des enfants abandonnés en Inde. Il y aurait en Chine chaque année 500.000 enfants abandonnés, en majorité des filles. Au Pakistan, les abandons de filles sont monnaie courante. Des milliers de fillettes, abandonnées derrière des buissons, meurent avant d’avoir été trouvées (p.84).

Pourquoi ?

En Europe ou aux Etats-Unis, où les mêmes technologies permettant de connaître du sexe du bébé avant la naissance sont a fortiori disponibles, un tel dévoiement de leur usage n’est pas observé.

Il semble que les causes principales de la préférence pour les garçons doivent être recherchées dans l’organisation sociale des régions d’Asie où elle est mise en ½uvre.

En effet, le rôle social des garçons et des filles est fort différent: seuls les garçons supporteront la charge de l’entretien des parents dans leur vieil­lesse, les filles quittant leur famille d’origine pour leur belle-famille, dans des pays où la sécurité sociale n’existe pas.

En outre, la coutume de la dot, qui est ici la somme à payer à la belle-famille pour qu’elle consente au mariage, rend extrêmement lourde économiquement la naissance d’une fille. Cette coutume est particulièrement vivace en Inde. C’est une des causes du développement de l’avortement sélectif dans la classe moyenne de ce pays, qui, obsédée par l’ascension économique, peut par ce moyen se procurer notamment les appareils ménagers convoités.

A la dot il faut ajouter le coût de la cérémonie de mariage, parfois pharaoni­que, à charge des parents de la mariée.

Mentionnons également en Chine la politique de l’enfant unique. La préférence pour un garçon est évidemment accrue si l’on n’a pas le droit d’avoir plusieurs enfants!

Enfin, Bénédicte Manier, qui étudie dans son ouvrage principalement la so­ciété indienne, pointe également le ma­chisme ambiant, la situation d’infériori­té et les violences faites aux femmes parme les causes sociales de la préféren­ce pour les garçons. Les parents souhai­tent pour leur enfant une plus belle vie que celle qui est permise à une fille...

Les régions les plus touchées sont en effet celles de tradition très patriarcale, dominées par des castes dont les valeurs sont martiales, ayant durant des siècles connu invasions ou guerres internes, et observant des coutumes très oppressives à l’égard des femmes comme le sati (sacrifice de la veuve sur le bûcher funéraire du mari)(p.43).

Conséquences...

Un raisonnement simpliste laisserait croire que si les filles deviennent rares, leur valeur va augmenter par la loi de l’offre et de la demande. Sur le terrain, si un tel mécanisme est parfois percep­tible, on peut également observer l’effet inverse: convoitées, les filles deviennent l’objet de trafics mercantiles où elles sont réduites à l’état de marchandises. Des trafiquants vont dans des régions pau­vres rechercher des filles qu’ils achètent à leur famille et revendent dans des régions où le manque se fait sentir. Ces femmes sont ensuite traitées comme des esclaves par les familles qui les ont achetées.

L’augmentation des viols et le développe­ment de la prostitution observés actuelle­ment en Inde pourraient également être des conséquences du déséquilibre démographique de la société (p.132).

En Chine, les autorités redoutent avant tout que les jeunes hommes privés de femmes et d’enfants «ne trouvent d’autres moyens de canaliser leur mécontentement que dans des activités de contestation ou d’agitation sociale» (p.155).

Il est évident qu’une telle situation peut conduire à des conséquences imprévisi­bles et inédites dans l’histoire de l’humanité, puisque c’est la première fois que l’on observe un tel déséquilibre favorisant les hommes: les grands déséquilibres causés par les guerres de masse ont été en faveur des femmes, puisque c’étaient les hommes qui avaient le privilège de se faire massacrer.

Le beau roman d’Amin Maalouf, «Le Premier Siècle après Béatrice», paru en 1992,  traite des conséquences possibles de ce déséquilibre de manière plus littéraire. Il est toutefois basé sur une hypothèse qui ne correspond pas à la réalité actuelle, à savoir que l’augmen­tation du nombre de garçons résulterait de l’ingestion d’une substance aux effets irréversibles, que les populations pauvres du Sud accuseraient les Occidentaux de leur avoir fait ingérer en vue de les stériliser.

Rétablissement?

Les autorités indiennes ont pris des mesu­res visant à combattre ce phénomène:

La loi interdit la révélation du sexe du f½tus et l’avortement sélectif, et la coutume de la dot, qui est considérée comme une des causes du phénomène (l’échographie destinée à déterminer le sexe du f½tus s’appelle en langage courant «SD», ce qui correspond à «Sex Detection», mais également à «Solution to Dowry» (solution à la dot)) est interdite depuis 1961.

Mais ces interdictions sont contournées – une phrase anodine constitue un code pour faire connaître le résultat de l’échogra­phie, comme «Revenez lundi» (monday pour male), ou «vendredi» (friday pour female), ou encore un signe: un doigt levé pour une fille, deux pour un garçon (le V de la victoire) – ou inappli­cables, comme celle qui interdit la dot: elle punit de peines très lourdes ceux qui la demandent, mais également ceux qui la payent, ren­dant les dénonciations rarissimes (p.39).

Le président de l’Inde a, en 2002, «fermement condamné l’élimination des filles et le statut déplorable des femmes dans le pays, avec son cortège de violences et de trafics» (p.144). Des responsables des différentes religions ont également réprouvé la discrimina­tion prénatale, mais ces condamnations officielles n’ont pas beaucoup d’effet.

Le développement économique n’appor­te pas non plus de solution, puisqu’il amplifie le phénomène dans la classe moyenne désireuse d’ascension sociale et avide de biens de consommation, qui se montre attentive à limiter le nombre de ses enfants et préfère ceux qui rapportent à ceux qui coûtent. Et la classe moyenne exerce un effet d’entraînement sur les classes économiquement inférieures...

Le rétablissement de l’équilibre démographique ne pourra résulter que d’une évolution du statut des femmes, qui nécessitera, selon le démographe Ashish Bose, «une attaque frontale de tous les acteurs de la société» (gouvernement, ONG, médias et citoyens eux-mêmes) (p.173). Il préconise également d’utiliser l’influen­ce du cinéma indien, et de faire des films racontant l’histoire de garçons qui ne trouvent pas d’épouse. Comme celle de cette famille sikh dont les quatre fils – qui n’ont pas eu de s½ur - n’ont pas trouvé de femme dans la région et vieilliront entre hommes... (p.111)

Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

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QUAND LES FEMMES AURONT DISPARU
L’élimination des filles en Inde et en Asie
Par  Bénédicte Manier
Editions La Découverte
180p – 17,35 euros

 
     

     
   
   


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