Enfants dépaternalisés

Banc Public n° 153 , Octobre 2006 , Kerim Maamer



Des enfants de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes grandissent dans l’absence d’un parent. Près de 20% des enfants du Royaume de Belgique n’ont plus de contact avec un de leurs deux parents, souvent le père. Cette rupture du lien paternel interpelle avec des propos différents. Les uns l’attribuent volontiers aux pères «démissionnaires», «irresponsables», «qui ne veulent pas payer»… Les autres se défendent que loin d’être «démissionnaires», ils ont été «démissionnés», injustement «projetés hors de leur foyer», traqués par la tourmente, le conflit, les procédures administratives, l’activité des institutions parajudiciaires, les huissiers… dont ils n’arrivent pas à se libérer sans de graves dommages.

La mauvaise séparation du couple aboutit-elle à un divorce avec l’enfant? Quelles sont les origines de la rupture du lien parental? Quelles en sont les conséquences? Que reste-il de la référence parentale masculine? Comment faire pour préserver une bonne qualité de relation avec l’enfant?

Pour comprendre les raisons de la rupture des liens parentaux et de ses conséquences, cette esquisse s’est appuyée sur les témoignages de personnes ayant fait appel aux services des associations «Mouvement pour l’égalité parentale» de Bruxelles et «Centre des droits parentaux».  Ces associations accueillent des personnes ayant vécu des divorces/séparations conflictuels, qui se trouvent en rupture de liens parentaux.

Les pères sont plus concernés que les mères. Cette différence est le reflet des décisions judiciaires en matière de divorce. Pour préserver l’enfant du conflit, au nom de son intérêt, les juges ont eu tendance à privilégier l’hébergement principal des enfants dans le foyer conjugal, le plus souvent avec leur mère. Le père, mis à l’écart, se contente d’un hébergement secondaire et doit subvenir aux besoins de sa famille.

Cette vision manichéenne d’une société qui voit en l’homme, le «fort», pourvoyeur d’argent, protecteur des «faibles» femmes et enfants... a été contestée par le mouvement égalitariste qui a remis en cause cette conception des choses. Si le modèle est révolu,  les juges persistent dans une perception qui justifie les prononcés inégalitaires, non seulement en hébergement mais aussi en droits. Le sentiment général des parents concernés s’accorde à reconnaître que le conflit fut le moyen et l’objectif destiné à servir des intérêts judiciaires.
La nouvelle loi sur le principe de «l’hébergement partagé» soulève des espoirs car elle rompt avec le principe du «conflit gagnant» et le droit inégalitaire. Le législateur pose le principe, pour le parent qui le demande, d’accorder un hébergement égalitaire. La loi rééquilibre les rapports de force entre parents et devrait contribuer à réduire l’hémorragie des ruptures parentales.

Dans la rupture du lien parental, on observe ceux qui rompent rapidement (Cat. I); progressivement (Cat. II); ceux qui finissent par rompre après avoir dépensé beaucoup d’énergie (Cat. III).



CAT. I

* Les pères de cette catégorie, qui décident de rompre immédiatement, semblent le mieux s’en sortir. Pourtant, il s’agit réellement de «pères démissionnaires». Ils ne perçoivent pas de culpabilité et ont décidé de renoncer afin de «se préserver», de préserver une «vie nouvelle» ou une «autre vie familiale». Ils justifient, à tort ou à raison, qu’il est préférable de préserver l’enfant du conflit dans l’intérêt de celui-ci. En agissant ainsi, il est possible qu’ils cherchent surtout à se préserver eux-mêmes. Eprouvent-ils des remords, une mauvaise conscience ou un malaise ? Ressentent-ils une libération et se désintéressent-ils de ce que leurs enfants pourraient devenir?



* Ils ne paient pas toujours leur contribution alimentaire. Dans certaines situations, il y a une approbation tacite de mères satisfaites de ne pas avoir à rendre de comptes ou à remettre l’enfant au père. Certains pères ont été emprisonnés et saisis pour le motif de non-paiement, mais c’est par des procédures classiques. Depuis que les débiteurs d’aliments savent qu’ils peuvent être assistées pour récupérer «rétroactivement» leurs contributions alimentaires, certains parents se sont rappelés au bon souvenir de leur ex-époux/épouse. En pratique, le fonds de récupération des créances alimentaires dit SECAL s’avère peu efficace.

CAT. II

On observe clairement que les parents bénéficiaires d’un droit de visite dit classique, limité à un week-end sur deux, finissent, au fil du temps, par disparaître de la vie de l’enfant.

* Ce type de droit de visite avait été conçu dans le but de ne pas perturber la scolarité des enfants; lorsque la mésentente du couple n’empêchait pas le dialogue ou la présence du père dans le foyer familial… Mais très vite, l’application du droit gagna en rigidité, car il arrivait que l’ex-couple «se dispute» ou «se câline» à nouveau. La droit appelait donc à une stricte application qui obligeait chaque parent à assumer sa pleine et totale responsabilité dans son hébergement principal ou secondaire - pour ne pas dire accessoire.



* En somme, l’hébergement classique profilait la division de la fonction parentale entre une gestion routinière accordée à un parent «principal» et une appréciation des loisirs laissée à un parent secondarisé! Celui-ci est écarté des tâches quotidiennes relatives à l’alimentation, la santé, la scolarité, la sociabilisation, aux fréquentations, activités sportives, parascolaires et toute la formation permanente… Diminué de ses responsabilités, il finissait par être diminué de son autorité. En fait, sous l’intention de protéger la paix civile, la loi énonçait une rigidité légale qui conduisait à l’éviction d’un parent. Certains pères se sont organisés pour clamer leur volonté d’assumer autrement leurs devoirs parentaux.

* La rigidité du droit de visite posait aussi des difficultés nouvelles dans sa pratique. Des caps psychologiques successifs difficiles à passer méritent d’être connus et analysés. Dans ce type d’organisation, les aléas de la vie humaine sont calqués sur les horaires du juge. Après la semaine éprouvante de toute vie d’adulte, réorganisation et stress des retrouvailles réapparaissent le temps du week-end. Dès qu’un équilibre est trouvé, un nouveau choc émotionnel lié à la remise des enfants nécessitera encore du temps avant de reprendre l’équilibre d’une vie professionnelle. Ces épreuves, méconnues des psychologues et des décideurs, conduisent à la lassitude, sinon l’abandon des pères.
* Le travail de désaveu, conscient ou inconscient, va encore éprouver la faible responsabilisation parentale.  Les manipulations sournoises, liées aux intérêts du conflit sont des agressions permanentes. Dans ce type de guérilla, les pères paraissent peu résistants. Les rencontres du week-end ne suffisent pas à renouveler et à consolider les liens avec l’enfant. Si le parent secondaire  tente de «dépolluer» l’esprit de l’enfant pour amener plus de vérité, s’il essaie de se rattraper par des activités de loisir pour satisfaire les enfants et améliorer son image… il passe à côté de sa principale fonction paternelle de formation, d’éducation, de sociabilisation. Il n’aide pas l’enfant à s’enraciner dans une culture, des valeurs, une mémoire familiale, une identité et un mode de vie. Père et enfants risquent de se sentir mutuellement étranger l’un à l’autre et cette situation peut conduire à un éloignement.



* Le jeune enfant est en phase de construction mentale et d’apprentissage. La fonction parentale est de lui apprendre à renforcer l’appréciation de la réalité afin de contribuer à son équilibre et à son épanouissement dans son environnement. Cette formation a des répercussions sur sa personnalité. Le réapprentissage constant, dans un contexte d’affaiblissement d’autorité, de crise, de stress, de médisances… finit par conduire à une lassitude. L’illusion s’estompe et peut conduire à un désir de renoncement. Qui en souffre le plus ? C’est encore objet d’étude.



Le modèle de droit de visite classique, difficile à gérer, s’est souvent avéré inadéquat. Il conduisait à l’abandon d’un membre fondamental de la famille.



CAT III

* A l’autre extrême, il y a ceux qui ont essayé de préserver et de récupérer leurs droits. Pris dans la tourmente, le conflit, les procédures administratives,… ils se sont épuisés jusqu’à l’amertume. Certains ont été plongés dans des histoires sordides. S’ils ont  renoncé, ce n’est pas sans de profonds traumatismes, qu’ils font payer à la collectivité d’une manière ou d’une autre.



* Les pères de cette catégorie s’en sortent le moins bien. Leurs blessures se referment très difficilement. Les traumatismes sont si profonds qu’ils ont des difficultés à recomposer un ménage et avoir d’autres enfants. Parfois, on observe des conséquences positives dans le renforcement de la psychologie individuelle et la réussite financière.

SOUFFRANCES D’ENFANTS

L’absence du père n’est jamais positive pour l’enfant. Elle pose des interrogations sur l’absence d’une référence de modèle parental masculin… Le modèle familial «sans père» n’a jamais été admis dans les sociétés traditionnelles. Il va à l’encontre d’un modèle ancestral pour lequel le besoin de père est si fondamental dans le psychisme humain. Aujourd’hui, le modèle «sans père» est une réalité croissante qui mérite d’être analysée.

Des enfants, souvent uniques, fruits de couples accidentels, non mariés ou fraîchement divorcés vivent isolés entre les mains d’un seul parent qui détient autorité et pleins pouvoirs. Certains parviennent à revivre dans un cadre familial recomposé. Vaille que vaille, ils essaient de construire leur équilibre psychologique avec une fratrie, un beau-père. D’autres, en revanche, demeurent dans un cadre monoparental. Cette forme d’organisation est des plus exigeantes parce qu’elle suppose la présence d’un «super-parent» aux aptitudes multiples. Les ménages monoparentaux ont donc de grandes prétentions qui nécessitent suivi et accompagnement.

Dans l’analyse des ruptures parentales, des pères «démissionnaires» (Cat. I), l’enfant peut ressentir l’absence de manière accablante comme si son parent ne voulait plus le voir, comme s’il ne l’aimait plus… Les retards ou la non-venue du père sont très mal vécus, avec des pleurs incessants jusqu’à endormissement. A qui la faute ? A son jeune âge, l’enfant ne peut imaginer une responsabilité de la mère puisqu’elle est son principal soutien. Le jeune enfant est donc isolé, pris dans un chantage. La collectivité aussi a renoncé à pointer la responsabilité de la mère pour ce devoir à l’égard de l’enfant.

Plusieurs situations ont été observées. La rancune de l’enfant ressurgit après la maturité contre la maman, lorsqu’il découvre les manipulations dont il a été la victime. L’enfant rejette ou méprise le parent secondaire qui n’est jamais venu lorsqu’il en avait besoin. L’enfant apporte sa contribution volontaire pour rejeter l’autre parent. Pris dans des manipulations sournoises, solidaire des angoisses de son parent principal, l’enfant devient instrument de dénigrement et de rejet de l’autre parent.

Il n’y a pas de rapport statistique sur la rupture du lien parental. Ce taux est-il élevé? Sa croissance est flagrante. Est-il historiquement exceptionnel? Des taux similaires ont peut être été enregistrés lors des périodes de guerre qui ont  laissé tant d’orphelins. Néanmoins, il y a des différences notoires entre les pères morts à la guerre et les pères «démissionnaires» ou «démissionnés». Les premiers sont regrettés pour ce qu’ils auraient pu apporter sur le plan matériel, de la formation et de la transmission de savoir. Leur apport psychique est positif car la meilleure référence du père est celle consensuellement véhiculée à laquelle il n’est pas permis de porter ombrage. Il paraît important de préserver une image positive du père aux yeux de l’enfant, pour qu’il se construise sereinement. L’idylle peut être entretenue et nul ne viendra la contredire. Mais lorsque le père rejeté est vivant, là, quelque part, pouvant réapparaître pour réclamer ses droits... la proximité devient source d’angoisse! Elle peut conduire un parent principal à vouloir «tuer le père dans la tête de l’enfant».

Ce comportement aliénant est couramment observé par les psychiatres. Ce que Richard Gardner a apporté de plus, c’est la particularité de placer ces observations dans le contexte contemporain des divorce/séparations. Il s’agit de l’initiateur du «syndrome d’aliénation parentale», dans lequel des  parents de plus en plus nombreux se reconnaissent.

Plusieurs symptômes de souffrance affective sont observables chez les enfants. De mauvaises constructions physiques, psychiques, comportementales sont directement liées aux séparations et aux mauvais divorces. Des enfants «froids», sans fratrie, qui n’ont appris ni à aimer, ni à partager, qui se construisent dans le conflit, le désamour et les frustrations… deviendront-ils nos modèles citoyens? Des enfants qui n’ont pas été aimés, pourront-ils, un jour, à leur tour, fonder une famille, avoir des enfants et aimer une société qui ne les a pas aimés? On sait combien le suicide de pères, de jeunes, s’est multiplié au cours de ces dernières années; mais aucune analyse n’a été faite sur la source de responsabilité liée aux crises familiales et aux déficits affectifs. Les données sont flagrantes sans que les politiques ne se sentent interpellés. Pis, ils ne se préoccupent même pas de commander des études pour approfondir leurs connaissances et évaluer les conséquences.  En se dérobant à cette obligation d’analyse, ils commettent une manière de forfaiture.

La famille peut être aussi mauvaise qu’on le dit, elle ne pourrait être autant destructrice que le divorce conflictuel. La famille demeurera le principal ciment d’une société qu’il convient de remettre au c½ur des protections sociales car elle est la principale structure de développement de l’enfant, pour son équilibre, sa formation, sa vie professionnelle et même sa vie maritale.


Kerim Maamer

     
 

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