Bien qu’ayant déjà envisagé cette éventualité, je ne pus empêcher une vague de souvenirs de s’emparer de moi : le Jardin des Plantes où nous allions jouer ; la rue Mouffetard où j’ai distribué mes premiers tracts communistes à l’époque de la guerre d’Algérie ; la place de la Contrescarpe où j’ai bu des verres avec les situationnistes ; les Arènes de Lutèce où j’allais avec ma grand-mère au Pardon des Bretons de Paris ; la place Maubert avec son Palais de la Mutualité où j’ai entendu Sartre et Garaudy ; la Mosquée, juste sous nos fenêtres, où tous les vendredis nous profitions du spectacle coloré des fidèles se rendant à la prière... Des lieux, des visages jaillissent tout à coup. Ce quartier qui, bien mieux que l’école, a contribué à faire de nous ce que nous sommes, va nous être retiré.
Françoise, avec ma sour Armelle qui habite Tolbiac, et mon frère Joël, ont préparé le travail, vidé les armoires et les placards, rassemblé les objets, les ustensiles, les livres... jeté aux poubelles les choses sans intérêt... Puis, quand ce travail a été achevé, nous nous sommes mis d’accord sur une date pour procéder au partage et au déménagement de ce qui reste.
Lundi. Je suis parti un jour à l’avance pour me replonger dans notre ambiance familiale, dormir une dernière fois dans notre logement. Quand je suis arrivé, Joël m’attendait, il avait démonté les meubles et les avait rassemblés dans la salle à manger. La grande table familiale était recouverte d’objets, des caisses encombraient le sol. Je suis resté assommé devant ce désordre logique de déménagement, saisissant une assiette, un livre, une photographie... J’ai été sur le balcon pour regarder le jardin de la Mosquée et j’ai été étonné de constater combien la végétation avait poussé depuis ma dernière visite. Nous nous sommes fait un peu de place sur le coin de la table pour mettre le pâté et le fromage, et nous avons cassé la croûte en parlant des tiraillements de l’âme qui nous écorchent dans de telles circonstances. Nous avons vidé la bouteille de vin et nous avons été nous coucher.
Mardi. Le matin, j’ai été voir mon père à Bagnolet. Ma sour Josselyne, qui est infirmière à Bruxelles, nous a rejoints. Nous avons bu l’apéro et mangé tous les trois au restaurant de la maison de retraite. Notre père savait pour quelle raison nous étions à Paris, mais nous n’avons pas abordé le sujet. Il a simplement dit : “ Maintenant je suis ici, c’est ma dernière étape ”.
Après le repas nous avons été à la cafétaria puis nous l’avons raccompagné dans sa chambre où nous sommes restés encore un peu pour parler. Puis nous l’avons quitté. Il est resté planté là , au milieu du long couloir, à nous faire des signes d’adieu jusqu’à ce que nous disparaissions dans l’ascenseur.
Pendant que nous étions avec notre père, Maryvonne, notre soeur de la Sarthe, avait rejoint Françoise rue Larrey. Armelle est arrivée un peu plus tard. Hormis notre frère Hervé qui vit dans le Midi et qui ne pouvait se déplacer, ainsi que Pierre, qui vit à Villeneuve-La Garenne et qui ne pouvait venir que mercredi, tous ceux qui étaient intéressés par un quelconque souvenir étaient présents, et nous avons procédé au partage, qui a pris rapidement l’allure d’une petite brocante - ce qui était moins triste. Au départ, je n’étais intéressé que par mes livres d’enfant — je tenais absolument à retrouver le premier livre que j’ai lu, Robinson Crusoé qui, au fil des années, est devenu pour moi une sorte de fétiche —, quelques livres que j’avais prêtés récemment à mon père et que je voulais récupérer et, si les autres étaient d’accord, les deux volumes du Dictionnaire des rues de Paris de Jacques Hillairet. J’éprouvais un désir maladif pour cette somme toponymique, seul moyen, me semblait-il, de conserver ma ville et ma jeunesse. Et puis quelques objets de la vie quotidienne pouvant me rappeler la vie de notre famille. Finalement, saisi par la nostalgie, j’ai pris plus de choses que prévu, m’emparant même de la loupe de dentellière dont mon grand-père maternel se servait pour lire son Journal des anciens combattants.
Etant l’aîné, mes souvenirs remontent nécessairement plus loin dans le passé, ma nostalgie recouvre plus d’années, plus d’objets, plus de livres... Pendant presque quatre ans, jusqu’à la naissance de mon frère Pierre, j’ai été fils unique, c’est un privilège dont aucun de mes frères, aucune de mes s¾urs, ne peuvent se revendiquer. Etre fils unique est le privilège du fils unique ou de l’aîné de la famille. Pendant ces premières années de ma vie, alors que notre père était au service du Travail Obligatoire en Allemagne, non seulement j’ai vécu en Bretagne entouré de ma mère, de ma grand-mère et de ma tante Mado, mais j’ai vécu en fils unique. Et, d’après Mado, qui est morte en 1998, je fus un fils unique despotique. Je ne pouvais donc pas prétendre, en plus, accaparer tous les souvenirs de la famille.
Alors que nous procédions au partage, j’avais le sentiment de revivre un malaise déjà connu. Ce n’est que de retour à Bruxelles que je me suis rappelé la liquidation de la dernière entreprise où j’ai travaillé, à Evere. Au début je ne voulais partir, comme convenu avec l’entreprise, qu’avec ma caisse à outils et les instruments que j’avais utilisés quotidiennement, en particulier les ¾illetons de bijoutier, juste compensation, me semblait-il, pour un travail qui avait usé ma vue si rapidement. Finalement je me suis retrouvé avec des limes, des mèches, des clés plates dont je ne me sers presque jamais puisque que je préfère l’écriture au bricolage. Peut-être éprouve-t-on le sentiment de nier la défaite en se livrant au pillage de sa propre maison ?
Mercredi. Nous avons rangé nos trésors dans des caisses en carton. J’ai regardé les livres qui restaient après le choix de chacun et j’en ai encore pris quelques uns, notamment les Jules Verne qui n’avaient intéressé personne. Plus tard notre frère de Villeneuve-La Garenne nous a rejoints afin que nous prenions nos dispositions pour le déménagement dont il va s’occuper.
Le soir, après le départ de nos s¾urs, nous sommes restés avec mes deux frères pour discuter et boire un verre. Mon frère de La Garenne a dit : “Les pauvres partagent de l’affection, les riches protègent leur patrimoine !”. Mais nous avons été incapables de dire lesquels étaient les plus malheureux. Evidemment, nous n’avons qu’une idée approximative de ce qu’est un patrimoine. Après, comme d’habitude, nous nous sommes disputés. Il me reproche de toujours penser du point de vue de l’ouvrier : “Tous les hommes sont libres !”, ne cesse-t-il de me répéter depuis 30 ans, “être ouvrier ou être riche relève d’un état d’esprit, pas de notre réalité profonde”. Je sais bien qu’il a raison, mais il ne comprend pas que c’est le seul chemin qui s’est présenté à moi pour chercher une identité. Jeudi. Maryvonne, qui habite la Sarthe, est partie la première. Nous l’avons aidée à charger son coffre et je suis resté avec Françoise, Josselyne, Armelle et Joël pour finir de remplir des caisses. Nous avons cassé la croûte, puis je suis parti à mon tour. Comme j’allais appeler l’ascenseur, j’ai décidé de descendre à pied.
Pour la dernière fois, j’ai foulé ces marches que j’avais empruntées des milliers de fois, et j’ai ressenti cette déchirure qui s’empare de nous quand on sait que l’on fait quelque chose pour la dernière fois.
Comme je descendais l’escalier, je me suis rappelé mon dernier jour de travail avant mon départ pour le service militaire. Les membres de la cellule du Parti m’avaient convoqué pour que je m’explique sur mes positions trotskistes à propos d’une guerre d’Algérie qui venait de s’achever avec la signature des accords d’Evian. Le responsable avait oublié la clef du local et nous étions là , mal à l’aise, à stationner sur le trottoir. Finalement je plantai là mes ex-camarades, regrettant de ne pas avoir pu livrer bataille ni eu l’occasion de me faire exclure du P.C.F. Puis j’empruntai le quai de Suresnes sans me retourner. Pour la première fois, mais pas pour la dernière, je faisais l’expérience du paradoxe du communisme : la solitude.
Arrivé dans la cour du HLM, j’ai levé la tête vers la fenêtre de la chambre des filles. Il n’y avait personne. Ce qui était préférable parce que j’avais déjà les larmes au bord des yeux.
Pendant quelques jours, nous nous sommes réparti ces quelques objets, dont certains provenaient d’autres déménagements, d’autres partages, et qui participaient à l’histoire de notre famille. Ce lieu dans lequel nous avons vécu plus de 40 ans, où certains d’entre nous sont nés, où notre mère est morte le 12 juin 1984, ce lieu qui me reliait à mon passé et faisait que j’étais encore un peu Parisien, va disparaître à jamais pour moi et je vais me replier frileusement sur Bruxelles.
La dissolution de notre foyer familial a eu lieu au mois de juin 1997, c’est-à -dire à la même époque que la dernière réunion de l’Atelier emploi organisé par la Ligue des Droits de l’homme. Depuis que je suis en dépression, je cherche des explications à mon état, et j’ai pu constater que les explications psychanalytiques recouraient souvent à la notion de “deuil”. Profitant lâchement de cette explication, je peux dire que je n’ai pas encore fait mon deuil ni de la perte de la rue Larrey ni de l’arrêt unilatéral de l’Atelier emploi.
Une lettre de Sarthe
Au début du mois de juin 2001 j’ai reçu une lettre de la Sarthe. Maryvonne m’apprenait qu’à la suite d’une chute, notre père avait été hospitalisé. Les examens avaient également révélé un cancer. Tous soins s’avérant superflus, il avait été transféré dans la partie médicale de la maison de retraite. Surmontant l’inertie de la dépression, je suis allé le voir quelques jours plus tard. Ce fut une triste journée, j’ai trouvé mon père usé, se déplaçant avec de grandes difficultés. Nous n’avons pas échangé vingt mots. Quand je l’ai quitté, il m’a remercié d’être venu, j’ai compris qu’en réalité il me disait adieu. Le lendemain j’ai abandonné le Prozac qui, non seulement ne m’apportait aucun confort, mais au contraire m’empêchait de me détendre.
Le 2 juillet Armelle m’a téléphoné pour me dire que notre père était mort le matin même. Le jeudi nous avons assisté à la mise en bière et à la levée du corps. Il a été incinéré au Père Lachaise le vendredi matin. Le samedi j’ai arrêté de prendre le Lerivon qui ne faisait que m’abrutir.
La mort de mon père, trop récente, me laisse sans émotion, mais je sais que l’automne va arriver et que les frustrations, dont je reproche à mon père d’être la cause, vont remonter à la surface. Je sais aussi qu’après l’automne viendra l’hiver et que les frustrations laisseront la place à la culpabilité...
LE PELERINAGE A SAINTE-CROIX
A l’époque où j’appris la chute et la maladie de mon père, je reçus une invitation de Madeleine Ropars qui m’invitait à participer aux activités du Train nommé désir qui devait joindre Carhaix à Paimpol entre le 13 juillet et le 20 août, avec des arrêts à Callac, Guingamp et Pontrieux. J’étais invité en gare de Pontrieux, le 18 août, pour parler de mes Artichauts de Bruxelles devant un public breton.
Pontrieux n’est qu’à quelques kilomètres de Sainte-Croix, faubourg de Guinguamp où ma famille bretonne a vécu jusqu’en 1929, avant d’émigrer dans la région parisienne, au Blanc-Mesnil. Mon père venant de mourir, je vis là l’occasion de faire un pélerinage au lieu de mes origines. Madeleine me proposa de nous réserver une chambre d’hôtel à Guinguamp.
Alors que nous étions à Brest, chez le libraire Daniel Roignant, Madeleine a téléphoné pour nous faire savoir qu’il serait impossible de trouver une chambre d’hôtel à Guingamp à cause des festivités de la Saint-Loup, mais qu’elle nous avait trouvé un hébergement chez son amie Anne-Yvonne qui participait, elle aussi, aux activités du Train nommé désir. Or il se trouve qu’Anne-Yvonne habite précisément à Sainte-Croix. Ce qui fait que non seulement, j’ai fait mon pèlerinage, mais j’ai même eu l’occasion de dormir quelques nuits, pour la première fois de ma vie, dans le village de ma famille. Ce que je n’aurais jamais été capable d’imaginer quelques semaines plus tôt!
Â