« Le travail a perdu de sa dimension socialisatrice et citoyenne. Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une individualisation systématique de la relation de chacun à son travail, de la gestion des salariés et de l’organisation du travail », observait la sociologue Danièle Linhart. « Le salarié est un ennemi à fragiliser, à affaiblir et à isoler. Il faut le mettre en difficulté pour obtenir de lui un travail à la hauteur de ce qu’attend l’entreprise. »
La démocratie et la solidarité ont été mises entre parenthèses. En cause : les nouvelles formes de management, la tyrannie des objectifs chiffrés et les injonctions des gestionnaires qui dictent leur loi. Le point de vue des salariés est ignoré. Le management de proximité n’est plus exercé par des humains, mais par des machines : les ordinateurs qui fixent les objectifs, les chaînes de production automatisées qui imposent leur rythme.« Vous ne pouvez pas débattre avec un flux productif », ironise Jean-Pierre Durand, professeur de sociologie du travail à l’université d’Évry-Val d’Essonne.
On ne demande pas seulement aux salariés d’être efficaces, mais d’adopter un certain comportement. « On évalue le travail, mais aussi la loyauté, la discipline, la docilité du salarié vis-à-vis de l’entreprise ». Avec un effet pervers : ne pas se syndiquer, ne pas faire grève, ne pas trop s’afficher avec un collègue en difficult… devient la norme à respecter. Et pour leur permettre de tenir, de ne pas succomber aux « risques psychosociaux », on leur propose tout un attirail d’aides psychologiques : un numéro vert auquel se confier, consultations gratuites d’un psy, séances de relaxation... Loin de les aider, ce recours au psychologisme à tout-va constitue un « développement du pouvoir de subir », estime Dominique Lhuilier, professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). À force de subir sans broncher, il n’est pas étonnant que les frustrations refoulées au bureau, dans l’usine ou l’entrepôt s’expriment ailleurs. Ces frustrations viennent renforcer un sentiment général de dépossession face à la mondialisation.
Les problèmes de santé liés au travail se développent fortement chez les salariés entre 50 et 60 ans. Coïncidence ? les entreprises françaises ont bien des difficultés à embaucher des personnes de cet âge. Plus de la moitié des 1,8 million de chômeurs de longue durée (au chômage depuis un an ou plus) ont plus de 50 ans. Le travail rejette ceux qu’il a épuisés. « Les victimes sont désignées comme coupables. On va donc chercher à savoir quelles sont leurs déficiences personnelles », remarque Dominique Lhuilier. «On essaie de liquider les salariés qui posent problème plutôt que les problèmes que les salariés posent.» Comme s’en prendre aux chômeurs plutôt qu’au chômage, comme s’en prendre aux jeunes plutôt que de leur proposer un avenir…
Les « vrais travailleurs » continueront de subir, de souffrir, en étant plus ou moins bien payés pour cela et leur réprobation doit se diriger vers ceux qui ont été exclus du travail : les « assistés », ceux qui ne bossent pas ou ne peuvent plus le faire. Bref, les inaptes et les chômeurs. « Tout le monde est contre les fonctionnaires. Les précaires sont contre les CDI. Nous vivons dans une société qui voit en l’autre un ennemi tout en étant chacun dans un état d’angoisse permanent »,
L'objectif : le renforcement de la flexibilité et la diminution d'un « coût du travail » qui, pour le patronat, sera toujours trop élevé et dont il réclamera indéfiniment la baisse. Même dessein, mieux avoué, dans les pleurnicheries sur les cotisations sociales patronales décrites comme d'insupportables «charges» pénalisant la sacro-sainte compétitivité et privant les patrons de la joie désintéressée d'embaucher. Tous nos malheurs viendraient de ces « prélèvements obligatoires », pratiques « confiscatoires » d'un « État-providence » glouton et dépensier.
Pendant ce temps les grands fauves des affaires se cooptent entre eux, à quelques dizaines, dans les conseils d'administration où ils constituent des « comités de rémunération » s'attribuant réciproquement les revenus correspondant à leur avidité. Une véritable mafia où copinage, arrivisme et renvoi d'ascenseur tiennent lieu de mérite et de talent.