PENSER L'ÉCONOMIE

Banc Public n° 256 , Avril 2017 , Catherine VAN NYPELSEER



L'économie est une matière essentielle dans la vie politique est sociale. Vous vous reprochez de ne pas vous y intéresser? Vous n'avez peut-être pas très bien compris les notions de base qu'on vous en a exposé durant vos études, et depuis vous évitez prudemment le sujet? Procurez-vous le dernier livre de l'économiste politique français Jacques Généreux, "La Déconnomie"(*), et vous découvrirez que ce n'est pas votre esprit qui est déficient, mais bien la théorie enseignée sous le nom de "science économique".

 

L'effet principal de cette lecture agréable est de nettoyer le cerveau du lecteur moyen de toute une série de préjugés et de le remettre en état de réfléchir à l'économie.

 

Pour Jacques Généreux, la "science" économique dominante s'écarte de la démarche scientifique car elle ne cherche pas à construire une théorie décrivant la réalité, mais bien à inciter la réalité à se conformer à un modèle particulier idéalisé.

 

C'est la réalité qui est fausse !

 

A l'appui de cette partie de son exposé, il met en exergue une phrase qu'aurait prononcée George Stigler, économiste américain de l'école de Chicago, prix "Nobel" d'économie en 1982 (Alfred Nobel n'avait pas créé de prix Nobel d'économie, mais on appelle ainsi le "Prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel" décerné depuis 1968), lors d'un congrès international:

 

"Ce n'est pas la science économique qui est fausse, c'est la réalité".

 

Jacques Généreux remet en question la validité du modèle de base de la "science économique", dont le simplisme ne permet pas une représentation utile de la réalité. En particulier, il dénonce le fait que, singeant les abstractions de la science physique qui permettent – elles – d'arriver à des formules théoriques permettant de prédire des résultats expérimentaux, les économistes classiques basent toute leur théorie sur un modèle trop pauvre pour constituer une représentation réaliste des comportements humains dans leur aspect économique.

 

Il va même plus loin: pour lui, certaines hypothèses du modèle de base sont tout simplement fausses, comme le postulat de l'indépendance totale supposée des décisions des agents économiques, alors que l'on connait l'influence que les êtres humains exercent les uns sur les autres. Il suffit de penser par exemple aux mouvements de panique qui font plonger un titre après que l'un ou l'autre investisseur emblématique ait décidé de vendre.

 

Autre hypothèse réfutable, la schématisation selon laquelle les décisions des producteurs d'un bien sur les quantités à produire seraient une fonction croissante de son prix de vente.

Ceci ne correspond pas non plus à la réalité, pourtant bien connue, de la production industrielle, dans laquelle, en raison notamment du fait que certains coûts sont fixes (comme par exemple l'achat ou la location du bâtiment où le bien est fabriqué), les coûts unitaires de production diminuent quand on augmente le nombre d'unités produites. Par conséquent, un producteur décidera en général d'augmenter sa production d'un bien même si son prix de vente décroit sur le marché, tant qu'il peut espérer le vendre à un prix supérieur à ce que lui coûte la production d'unités supplémentaires.

 

Pourtant, c'est sur la base de ce modèle déficient qu'est construite toute la théorie de l'équilibre des marchés, censés apporter la prospérité à tous en assurant la meilleure utilisation possible des facteurs de production, à condition que tout ce qui complique le modèle, comme les entraves à la liberté de fixation des prix, soit supprimé.

 

Un enseignement verrouillé

 

 

Après le chapitre 8, sous-titré "l'étrange domination d'une science factice", Jacques Généreux présente dans son dernier chapitre une analyse très convaincante des mécanismes de pouvoir dans le monde académique, qui permet de comprendre la suprématie actuelle d'une approche économique déconnectée des standards de qualité scientifique.

Selon lui, les économistes néolibéraux se sont emparés par cooptation des comités de rédaction des grandes revues anglo-saxonnes de science économique les mieux cotées, dans lesquelles il est nécessaire de pouvoir publier pour obtenir un poste d'enseignant universitaire en France. La publication de contributions incompatibles avec leur doctrine est systématiquement refusée, ce qui empêche les tenants d'une approche plus scientifique de comptabiliser suffisamment de publications pour sortir vainqueurs de la compétition pour les postes universitaires.

 

De tels comportements quasiment sectaires paraissent très vraisemblables quand on repense à la lutte acharnée des Américains contre l'enseignement de la science biologique, en particulier la théorie de l'évolution de Darwin, jugée contraire à leur conception du monde créationniste tirée d'une interprétation littérale de la Bible (voir Banc Public n°252 de décembre 2016). Dans le cas de la science économique, les intérêts financiers en jeu dans le choix des politiques sont beaucoup plus importants, ce qui renforce encore l'argument.

 

C'est ce verrouillage de l'enseignement de l'économie depuis une trentaine d'années qui explique l'incapacité des leaders politiques actuels à envisager une autre politique économique que celle à laquelle ils ont été formés, tout comme les "experts" qui les conseillent.

 

 

Riches actionnaires

 

 

La "main invisible" du marché aux effets magiques censés avantager tout le monde agit actuellement concrètement dans l'intérêt des riches qui ne cessent de s'enrichir, alors que la précarité augmente dans les autres couches de la population.

 

Dans son chapitre 3, intitulé "La Déconnomie actionnariale", Jacques Généreux dénonce les méfaits de la domination des actionnaires sur les autres parties prenantes comme les travailleurs dans les grandes sociétés internationales.

Le fait d'exiger un rendement excessif du capital, et d'installer un management surpayé infantilisant les travailleurs dans des procédures d'évaluation individuelles incitant à la concurrence déloyale avec les collègues et à la rétention d'information, entraîne des dégâts humains et environnementaux, comme par exemple l'affaire Volkswagen où les ingénieurs ont installé dans les voitures produites par la firme un logiciel permettant de tricher sur les normes de pollution plutôt que de pouvoir communiquer à leur hiérarchie que la fabrication d'un moteur satisfaisant aux normes n'était pas possible avec les moyens mis à leur disposition.

 

Rouvrir le débat

 

Actuellement, le débat politique sur les choix économiques est stérilisé par le préjugé selon lequel la mondialisation de l'économie est une sorte de phénomène naturel contre lequel les personnalités politiques que nous élisons ne peuvent rien, alors que celle-ci résulte notamment de traités de libre-échange qu'ils signent et peuvent révoquer.

 

Or, la dérégulation de l'économie par les Etats, et notamment la libre circulation des capitaux, la liberté de créer des instruments financiers sophistiqués, de spéculer avec de l'argent emprunté, d'obtenir des crédits insuffisamment garantis, rendent l'économie mondiale instable et soumise à des crises à répétition - notamment lors de l'éclatement de "bulles" quand une valeur surévaluée se met à diminuer – contre lesquelles rien n'est entrepris parce que dans la théorie économique simpliste dominante les crises ne sont tout simplement… pas possibles.

 

Le rejet idéologique des politiques keynésiennes qui préconisent une intervention régulatrice des états dans l'économie n'est pas justifié scientifiquement. Ces politiques intelligentes qui permettent d'empêcher les effets dévastateurs des crises sur l'économie et les populations ne sont pas comprises par les économistes néolibéraux. C'est très clairement démontré dans ce livre.

 

L'exception européenne

 

Dans son chapitre 7, intitulé "La Déconnomie européenne", Jacques Généreux expose comment les pays de l'Union Européenne se sont privés, individuellement et collectivement, des moyens de choisir leur politique économique, contrairement à tous les autres pays engagés dans la compétition économique mondiale. Les normes de déficit budgétaire, notamment, interdisent de mener les politiques contracycliques permettant d'empêcher les récessions économiques.

 

Pour Jacques Généreux, c'est ce verrouillage économique privant les citoyens européens de leur droit à choisir les politiques économiques par leur vote qui entraîne la montée des populismes et risque de conduire à la dislocation de l'Union Européenne.

 

Conclusion

 

Nous recommandons vivement ce livre à tous ceux qui s'intéressent à la chose publique, qu'ils soient ou non formés à la science économique. Il est très agéable à lire, extrêmement convaincant. Sa lecture par les citoyens et les décideurs européens pourrait représenter un tournant dans notre histoire économique. Espérons qu'il ne sera pas disqualifié d'avance par le soutien actif de son auteur à l'homme politique français de gauche Jean-Luc Mélenchon, car il ne s'agit aucunement d'un pamphlet militant mais bien d'un appel vibrant à l'intelligence, à la réflexion, à la remise en question créatrice.

 

 


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

(*) «LA DÉCONNOMIE »

Par Jacques Généreux

Éditions du Seuil

Publié en novembre 2016

 

405p; 19,50€

 
     

     
   
   


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