Pour rappel, Chris de Stoop est l'auteur notamment du célèbre "Elles sont si gentilles, Monsieur" ("Ze zijn zo lief, Mijnheer"), qui déclencha un important mouvement politique très émotionnel ayant abouti à des modifications législatives visant à réprimer la traite des êtres humains, dans les années 1990, à l'époque du Roi Baudouin.
En reportage cette fois dans sa propre vie, il nous entraîne dans le quotidien des paysans des polders - ces étendues de terre conquises sur les flots, plates et entourées de digues, puisqu'elles se trouvent sous le niveau de la mer, caractéristiques du pays flamand - avec son nouveau best-seller
"Ceci est ma ferme", "Dit is mijn hof", traduit en français en 2018.
Vive la nature !
Toute la période actuelle est caractérisée par la destruction des polders autour d'Anvers, sacrifiés en contrepartie de l'extension du port. Des fermes historiques sont expropriées et détruites pour faire place à une gestion inhumaine et antinaturelle de la "nature" basée sur des quotas européens chiffrés d'oiseaux à protéger, que des gestionnaires tentent d'atteindre à l'aide de mares créées avec des bâches en plastique et d'îles artificielles… carrées !
Pour le journaliste, la nature se trouvait dans et autour l'exploitation familiale, comme ce bois abritant une héronnière, cette ferme ancienne où nichait une chouette (dans une grange abattue parce qu'elle aurait représenté un obstacle lors de l'atterrissage des oiseaux migrateurs), les hirondelles qui nichent sous le toit de l'étable et se nourrissent d'insectes attirés par les vaches et le tas de fumier au centre de la ferme. Cette année, il attend avec anxiété leur retour d'Afrique parce que les vaches de la ferme, nécessitant des soins quotidiens, ont dû être vendues.
Un autre fermier de la région a reçu une lettre des autorités l'informant que les émissions gazeuses de ses étables pourraient représenter une menace pour les landes de Kalmthout, à quatorze kilomètres. Il n'est jamais question des vapeurs dégagées dans la région par le plus grand groupe chimique d'Europe !
Ce n'est pas de la nature, c'est un tableau…
Le plan d'aménagement du polder Prosper-Sud vient d'être présenté: "170 hectares de zones d'étangs, avec des dizaines d'îlots carrés et rectangulaires, de la forme de parcelles de champs, 'pour respecter le caractère de patrimoine'. Un tableau cubiste. Picasso dans sa période bleue. (…) Les fermes sont démolies, les arbres sont déracinés, près d'un million de mètres cubes de terre des polders sont éliminés, mais on respecte le caractère de patrimoine en donnant aux îles une forme carrée. Le bureau d'études Arcadis, qui dessine la plupart des plans, s'est surpassé. L'abêtissement du paysage se poursuit." (p. 302)
Comment ne pas faire le rapprochement avec l'attitude de sa maman - à laquelle il rend visite régulièrement et qu'il emmène promener en chaise roulante ou en voiture – lorsqu'il lui avoue que, si les feuilles des arbres de la petite place du centre commercial de Saint-Nicolas où ils dégustent un paquet de frites ne tombent jamais, c'est parce que ce sont des feuilles synthétiques.
Ce ne sont pas de vrais arbres? Oh, c'est mensonge et tromperies" dit-elle, désireuse, soudain, de s'en aller. Tant de nature virtuelle l'irrite. (…) "Les gens ont trop d'argent maintenant. Ils en ont même pour de faux arbres." (p. 254)
Quant à la soi-disant protection de la nature, plusieurs exemples sont cités dans le livre de cas où les travaux d'aménagement de la fausse nature ont chassé ou détruit des espèces rares, comme par exemple ce passage, lors d'une discussion avec un fermier voisin dont la ferme historique, Hof ter Walle, avait commencé à être détruite:
"Dans les nombreux arbres fruitiers de son verger et de celui de son voisin, les dernières linottes couveuses de tout le polder ont été délogées par les travaux de démolition, comme le relate une lettre de protestation écrite par un ornithologue renommé. Même les arbres devaient être déracinés, parce qu'ils entravaient les trajets de vol des oiseaux." (p. 47)
"Un amoureux de la nature qui admire cette nouvelle réserve naturelle et apprend plus tard que celle-ci a été creusée et plantée en quelques mois doit se sentir trahi. Comme un amateur d'art qui découvre que son tableau est une copie."
Pour Glenn Deliège, un philosophe de l'environnement de l'université de Nimègue, "C'est une falsification de la nature. Même si la copie est réussie et qu'on ne voit aucune différence. C'est un écran de verdure. Un endroit malhonnête, qui n'est pas enraciné dans la communauté et l'histoire." (p. 256)
Des animaux de compagnie de mille kilos
Dans la modeste ferme familiale, le narrateur connait toutes les vaches par leur nom. Les fermiers entretiennent un lien très fort avec leurs animaux :
"Je me dis qu'il est beau de vivre au milieu de ces grands et doux animaux, comme cela se passe ici de mémoire d'homme, et je me demande si un jour viendra où, soit parce que tout le monde sera végétarien, soit parce que la viande sera fabriquée dans des laboratoires, soit parce que le dernier fermier aura disparu, nous ne pourrons plus nous imaginer avoir eu comme animaux de compagnie des vaches de mille kilos."
"Maintenant, mon frère est assis sur le muret, près de l'ancienne porcherie; c'est son coin favori, duquel on peut facilement surveiller les vaches, qu'elles soient dans l'étable ouverte ou dans le pré situé derrière le verger. Ainsi, il peut voir si elles sont en chaleur, si elles sont pleines ou si elles ont un veau en dessous d'elles. Je vais m'asseoir à côté de lui. Ensemble, nous regardons les bêtes. Là, je me sens à nouveau envahi par cette mélancolie qui, parfois, me colle tellement au corps. Nostalgie non seulement de la famille, mais aussi de la ferme, des champs et des ruisseaux, nostalgie de la vie en pleine terre et en plein air, nostalgie de toutes les choses anciennes et familières qui ont toujours existé." (pp. 10-11)
"Cette ferme, c'est nous. Ces arbres, c'est nous. Ces prés, c'est nous." (p.300)
Destruction de la communauté rurale
Autour de sa ferme, on ne compte pas les fermiers décédés prématurément d’accidents de santé peut-être causés par les tracasseries incessantes dont ils font l'objet et la crainte des expropriations.
Enfant de la ferme, il se remémore les aventures épiques qu'il vivait en compagnie de son frère lorsqu'il fallait faire rentrer les quelques vaches dans l'étable pour l'hiver, ou bien la fois où ce dernier réussit à maintenir sur son dos une poutre de l'étable qui menaçait de s'effondrer sur lui et le cheptel, jusqu'à ce qu'il arrive et courre chercher de quoi l'étançonner…
Ravissement des polders
Chris de Stoop, fermier écrivain, décrit de manière bouleversante combien à l'approche des polders, il devient si ému, si passionné par le moindre détail, que sa conduite automobile devient dangereuse, tant il dévore le paysage des yeux et y observe toutes les traces de l'activité des fermes qu'il connait. Il n'est pas rare que sa voiture aboutisse avec une roue dans le fossé !
Pour lui, "Le paysage est plein de significations. Il constitue les archives d'une région, que nous héritons de nos ancêtres et que nous pouvons toujours consulter. Annihiler un riche paysage, tel celui des polders, c'est comme brûler des livres. Les hommes n'ont pas à intervenir. C'est surtout par sa durée et sa permanence qu'un paysage est porteur de sens. Certains endroits spécifiques servent de référence à certaines personnes, pour lesquelles ils constituent un cadre de vie. Ils ne sont pas nés du néant. C'est pourquoi l'émotion suscitée par le polder Hedwige était aussi forte: 'La dépoldérisation touche l'âme zélandaise', titrait De Volkskrant." (p 257)
Conclusion
Ce livre, extraordinairement riche et convaincant, regorge de multiples aspects passionnants, dont nous n'avons pu aborder qu'une très petite partie. Nous vous le recommandons vivement.