L'Islam, culture du pauvre, pousserait donc à l'ignorance et entraverait les efforts des bons petits blancs pour assimiler et occidentaliser ces français deuxième choix. Quelques jours plus tard, le très libéral Fr. Léotard délirait à son tour sur ces “pas vraiment français”, parlant de réponse brutale à la violence islamique, et proposait dans la foulée, sans rire, qu'on en revinsse aux bons vieux coups de trique sur les doigts pour bien faire comprendre aux “immigrés la chance et l'honneur qu'ils ont d'être “à moitié Français”. La suffisance et la provocation des propos des deux notables relaie probablement un certain sentiment de racisme collectif, corroboré par une discrète politique d'expulsion en France.
Racisme mou donc. Et que penser d'un certain racisme techno-social (qui objective, réifie, altère, misérabilise, réduit l'immigré à son statut d'immigré). Un bon immigré serait un immigré occidentalisé?
Samir est arrivé en Belgique en 1991. Licencié en Économie au Maroc, il est venu en Belgique pour un troisième cycle. Issu d'une famille de sept enfants (son père est directeur d'un Lycée au Maroc), il a bénéficié d'une exonération pour famille nombreuse. Il a terminé son troisième cycle et cherche du travail. Une de ses soeurs, mariée, habite et travaille à Bruxelles. Il accompagne souvent ses neveux, étudiants et joueurs de football, qui estiment ne pas souffrir de discrimination sociale ou de ségrégation. Pour lui, le sport est un bon moyen de ne pas tomber dans la délinquance, l'isolement, ou la drogue. De plus en plus, les parents encouragent leurs enfants à faire partie d'un club sportif qui les encadre, les forme physiquement, et favorisent le contact social et culturel avec les vrais bons petits belges. A la connaissance de Samir, il n'y a pas d'endoctrinement de type “islamique” en Belgique. Ses neveux vont bien à l'école coranique d'Anderlecht tous les dimanches pour y apprendre les préceptes de l'Islam, mais, pour lui, c'est comparable à un cours de morale ou de religion, cela fait partie de l'éducation. L'éducation islamique est tolérante et enseigne le respect de soi et des autres, l'honnêteté (Samir est croyant, même s'il reconnait ne pas aller à la mosquée ni faire ses prières quotidiennes). De plus, à l'école coranique, on leur apprend l'alphabet et la langue arabe, ce qui dépasse largement le cadre de ce qui est enseigné par la Communauté française. Ces écoles coraniques existent dans toutes les communes. Des associations de parents, des professeurs, la communauté musulmane, tous se sont battus pour obtenir l'autorisation d'ouvrir ces écoles. D'ailleurs, remarque Samir, au Maroc, il y a toujours eu des écoles juives, catholiques, des synagogues, des églises et même des cimetières chrétiens ou juifs.
Fathia est née à Molenbeek. Elle “est de la deuxième génération”. Son père était ouvrier et elle a fait ses humanités à Laeken, dans une école à majorité de belges. Elle n'a eu aucun problème. Après avoir fait des études d'aide-soignante, elle suit actuellement une formation en bureautique-gestion. Elle estime que ses parents ont été assez libéraux. C'est surtout son grand frère qui l'a guidée et conseillée, qui a choisi les écoles pour elles et ses frères et soeurs cadets. Fathia estime qu'actuellement, ce n'est pas facile de s'en sortir. Pas mal de ses copains d'école ne trouvent pas de boulot après leurs études. Mais si on a la volonté et quelqu'un qui vous soutient, qui vous pousse à ne pas céder, on peut s'en sortir. Le père de Fathia ne savait pas lire quand il est arrivé en Belgique; c'est son fils aîné qui le lui a appris. Beaucoup de Marocains de la première génération sont encore analphabètes, mais pour la deuxième génération, Fathia estime que la scolarité obligatoire a bien rempli son rôle.
Si elle retourne au Maroc en vacances, voir ses oncles, tantes et grands-parents, Fathia ne compte pas s'y installer. Pour elle le concept ”d'intégration” est quelque peu abstrait. Le Maroc, c'est un autre pays, et elle se sent ici chez elle. La plupart des gens qu'elle côtoie ont le sentiment d'être belges et ne comptent pas retourner aux origines. Elle pratique bien un dialecte, mais a tout oublié des cours de langue arabe de l'école primaire. Elle n'a pas ressenti le besoin d'approfondir la langue maternelle de ses parents. Samir, lui, parle encore arabe avec ses neveux et ses copains Marocains.
J. est “de la deuxième génération”. Ses parents sont arrivés après la guerre d'Algérie. Son père fut mineur de fond du côté de Charleroi. Elle a fait ses humanités sans problèmes et ne se souvient pas avoir rencontré de racisme. Elle estime que la xénophobie se localise plutôt sur des individus typés (les Algériens ne sont pas très bronzés). Étudiante en communication, elle a participé à la fondation d'une a.s.b.l. culturelle destinée à promouvoir la langue berbère; mais l'Algérie est tellement perturbée actuellement, qu'il est impossible de travailler dans ce domaine sans se faire noyauter par la politique. “C‘est difficile de pouvoir agir, communiquer et s'organiser sans devoir prendre position, ou même prendre une carte de parti”. La plupart des membres qui ont rejoint l'a.s.b.l. avaient une sensibilité exacerbée pour un parti. Sentant que l'a.s.b.l. tournait au satellite du R.C.D.1 , J. s'est éclipsée. Elle estime que la discussion avec les RCD'istes était impossible (difficulté de discuter des objectifs et des méthodes de l'a.s.b.l., problèmes de communication, refus de se remettre en question.)
Une de ses amies voulait s'intéresser aux Berbères, les interpeller dans la rue et promouvoir leur langue. La culture berbère est une culture orale basée sur la communication entre individus et sur les relations humaines. C'est une culture d'une grande richesse, sur le plan des poésies, des légendes, et d'une grande finesse, qui pousse souvent les orateurs à rivaliser.
Ces dernière années, les Berbères ont une volonté de retourner à leur culture; les nouveaux-nés portent souvent des noms anciens: Jugurtha, Massimissa, Syphax...)
La chanson berbère a également contribué à l'éveil de la conscience berbère: chanson politique (par exemple Ferhat qui a commencé à chanter la condition de l'immigré), chanson d'amour...
Ferhat a été emprisonné et torturé. Il a fondé la ligue des droits de l'homme algérienne. Aït Menguellet, lui, ne s'engage pas politiquement. C'est un poète qui milite par ses chansons. J. évoque aussi Idir, une “grande gueule”, qui fut enlevé puis relaxé par le GIA.
En France, il y a énormément d'associations culturelles: l'immigration française est principalement Kabyle (Berbères Algériens) et la France s'intéresse plus à cette culture que la Belgique. Les subsides sont donc plus faciles à obtenir.
J. évoque la faiblesse de la politique belge en matière d'immigration. Beaucoup de gosses n'ont pas de contacts avec des Belges: il y a ghettoïsation. Les mômes parlent arabe entre eux, et même s'ils connaissent le français, il communiquent peu avec les Belges. Il serait intéressant de sonder cette catégorie d'immigrés déclassés, estime J., qui ajoute: “il n'y a pas de problème d'intégration, il y a un problème de désintégration. Désintégration de la famille, problèmes de rapports à l'autre, problèmes d'isolement”. J. dénonce les politiques d'intégration qui veulent faire de parfaits petits belges. Ici, on ne dit pas: “garde ta culture et vis en harmonie avec les Belges”. J. remet en question les écoles coraniques du dimanche, qu'elle estime incompétentes; ce qu'on enseigne dans ces écoles est parfois très douteux, pour ne pas dire ahurissant (en matière de religion, notamment). Les jeunes Marocains ghettoïsés ne connaissent rien à leur culture parce qu'on la leur transmet mal. Au niveau de la famille, les parents sont trop occupés et ne font passer souvent que les propos les plus simplistes de la religion islamique (ce qui n'est pas propre aux immigrés). Les problèmes de l'immigration présentent de sérieuses analogies avec les problèmes de la société belge.
J. s'occupe aussi de groupes d'alphabétisation de femmes Marocaines de 26 à 50 ans. Les discussions portent souvent sur les problèmes administratifs et alimentaires de femmes surchargées par un nombre trop élevé d'enfants (4 en moyenne). De plus, selon la tradition, leurs maris ne participent pas à la gestion du ménage: les maris assument les activités extérieures, les femmes ce qui est interne à la cellule familiale. Souvent débordées, il leur arrive fréquemment d'être dépressives.
Exemple: A. a 35 ans. Pas bête, elle habite un 5e étage sans ascenseur avec ses 5 enfants, dont le dernier ne marche pas encore. La poussette, les commissions, elle doit s'en charger seule: son mari ne l'aide pas pour le ménage. Elle a fait une dépression et est inscrite sur les listes d'attente comme prioritaire par le Foyer bruxellois, mais elle pleure continuellement et est en train de craquer.
Autre exemple cité par J. : R., maman de 6 garçons, a 36 ans et un gentil mari qui ne fait absolument rien à la maison. Ses 6 petits diables (dont deux en décrochage scolaire, ce qui rajoute encore à ses charges), les démarches administratives, les courses, les repas: elle doit tout assumer seule. Les assistants sociaux disponibles sont débordés, le chômage est sa seule aide sociale.
Des cours d'alphabétisation sont organisés par diverses a.s.b.l. belges; ce sont en général des bénévoles qui donnent les cours.
J. estime que ces cours sont utiles : les femmes sortent, ce rencontrent, échangent des idées entre elles et avec les formatrices. Mais l'apprentissage est insuffisant (comment apprendre à lire en deux fois 1h30 par semaine. Ces femmes ne savent pas écrire l'arabe et certaines ne parlent même pas le français. Leur enseigner le B-A, BA est déjà épuisant pour les enseignants. Pourtant, elles arrivent généralement à garder leur sourire, leur chaleur et l'alphabétisation les aide à communiquer, à oublier leurs problèmes. J. estime que l'on devrait faire comme au Canada, ou l'État oblige (et assume l'obligation) d'apprendre à lire et à parler le français ou l'anglais aux immigrés.
Soraya est Algérienne. Elle est arrivée en ‘89 dans notre beau pays pour étudier la communication. Après ses études, elle a travaillé dans l'audiovisuel puis dans l'immigration. Elle travaille actuellement dans une a.s.b.l. qui s'occupe d'intégration par le logement. Elle a participé à un projet communautaire dans le centre ville, pour lequel elle assume la coordination: visite de familles, travail sur le terrain (animations avec des enfants), accompagnement social. L'objectif de son a.s.b.l. est de monter des projets avec les gens. De plus, l'a.s.b.l. peut intervenir en médiation lors de conflits entre locataires du Foyer bruxellois, ou des problèmes de cohabitation entre générations (dans le quartier Anneesens, les belges sont vieux et volontiers racistes). L'a.s.b.l. a notamment réalisé le projet “métro Anneesens”. Cette station de pré-métro avait mauvaise réputation. Une exposition de photos prises par les gosses du quartier a eu lieu dans la station, et une fresque qu'ils ont réalisée y sera bientôt placée. L'a.s.b.l. a également réalisé une vidéo ou de nombreuses personnes du quartier étaient interviewées. “On voulait démystifier l'idée de l'immigré qui détruit tout dans le quartier, et qui “aime” vivre dans la merde” , explique Soraya. On va le voir, c'est plutôt le quartier qui détruit l'immigré, et la merde qui aime vivre en lui.
Soraya travaille beaucoup avec les mères de famille au niveau santé et éducation. L'a.s.b.l. organise des séances d'information centrées sur des problèmes propres au quartier: saturnisme dû aux infrastructures (peinture, pollution), allergies dues à la quantité importante de poussières, accidents domestiques chez les petits (les mères qui ne savent pas lire ne savent pas comment réagir si un môme se ramasse une casserole d'eau bouillante). On transmet donc des conseils oralement, explique Soraya, qui ajoute qu'un médecin collabore bénévolement avec l'a.s.b.l..
Au niveau du décrochage scolaire, l'a.s.b.l. compte sur l'école des devoirs. “Les écoles ne fonctionnent pas mal, mais les mômes ont besoin d'un suivi individuel, estime Soraya. “Il y a trop de gosses par professeur, c'est un problème de moyens des pouvoirs publics”. Ces écoles de devoirs peuvent appuyer les enfants (et leurs familles), mais ceux qui sont en décrochage scolaire sont noyés dans la masse, alors qu'il faudrait pouvoir se pencher plus à fond sur eux. En ce qui concerne l'éducation, l'a.s.b.l. tâche d'informer et de faire réfléchir au niveau des relations avec l'enfant. Elle collabore également avec d'autres associations (sportives, d'assistance sociale, de décrochage scolaire, de réinsertion d'anciens prisonniers).
“Les femmes se confient beaucoup, raconte Soraya. “Dans ces quartiers, il y a un contrôle social très strict (milieux conservateurs). Elles parlent de problèmes de relations dans leur couple, de questions d'existence des femmes. Elles se sentent un peu amputées d'une partie de leur condition de femme, qu'elle ne vivent qu'au travers de leur rôle d'épouse et de mère. Elles sont parfois dépassées par la quantité de travail, les pères sont absents ou, au contraire trop autoritaires et trop présents, même quand ils travaillent. L'homme vit souvent en dehors, et la femme dedans. Les rôles sont partagés nettement. Une fois mariées et mères, il ne se passe plus grand' chose. mais Soraya estime que ces comportements sont plutôt déterminés par le milieu social que par la culture ou la race. “Les immigrés du quartier Anneessens sont plutôt de milieux ouvriers. Décider que c'est un problème spécifique d'immigration, c'est entrer dans les schémas qui font de l'immigré un bouc émissaire. Soraya déplore aussi la misérabilisation, qu'elle qualifie de racisme secondaire (on fait tout pour ces petits idiots de bicots démunis). On minimise l'immigré, le discours politique est légèrement condescendant, et il arrive que des immigrés accréditent l'image que l'on se fait d'eux. En fait, ils ont surtout besoin d'être responsabilisés. Comment le réaliser? Soraya estime que c'est difficile, les gens demandent souvent à être assistés. Il faut parfois être dure et les renvoyer à eux-mêmes. “Je les pousse à faire un effort d'apprentissage. Il ne faut surtout pas être compatissant. Tout n'est pas de la faute du système; il faut les considérer comme des personnes à part entière.
Soraya évoque ensuite la peur d'un monde différent; les immigrés se sentent insécurisés dans un monde qu'ils comprennent mal (problèmes de langue). Ils ont peur d'entamer des démarches administratives, de passer pour un ignorant, d'être humilié.
En ce qui concerne les cours d'alphabétisation, Soraya ne se fait guère d'illusions: beaucoup de femmes ne sauront jamais lire ou écrire parfaitement. Mais il faut encourager la volonté d'apprendre, soutenir la motivation. Le travail social peut faire avancer les choses sur un plan psychologique, et à long terme, ce sera payant. “Ca peut déclencher une évolution, les désinhiber”.
Pour conclure, déclare Soraya, “les fondements de la société sont à remettre en question. Dans le fond, les décideurs ne s'intéressent pas du tout aux immigrés, et jettent de la poudre aux yeux. On crée une politique à leur sujet sans les consulter. Il y a un problème de citoyenneté. Tout cela rentre dans le grand cirque médiatique et politique pour sauver les apparences d'une société démocratique”. Elle me confie finalement: “Je me demande parfois si je suis utile”.
1 Rassemblement pour la culture et la démocratie, branche issue d'une scission, pour des raisons de conflits de personnes et de leadership, du F.F.S. (Front des forces socilalistes, très implanté en Kabyllie) mais dont les différences idéologiques avec ce parti sont quasiment nulles, à part une laïcité un peu moins exacerbée.
Catherine est communicatrice à l'Athénée royal Bruxelles II à Laeken. Auparavant, elle travaillait à Molenbeek, dans le quartier Comte de Flandre où étaient organisés des écoles de devoirs et des ateliers pour adolescents de 12 à 15 ans. Exemple de réalisations, pour laquelle ils furent assistés par un sculpteur bénévole, qui leur a appris le travail du polyester: des meubles et des modules de jeux. Ce travail a été exposé au centre culturel du Botanique et a fait l'objet d'un échange culturel avec des immigrés du Canada. La plupart des jeunes qui fréquentaient cet atelier de la rue Bonnevie sont devenus des éducateurs.
Il y a quatre ans, Catherine a débarqué à l'Athénée royal Bruxelles II, bahut qui avait été géré par la même préfète pendant 25 ans. A ses débuts, elle dirigeait un lycée pour jeunes filles. Petit à petit, le quartier a changé de visage, les Marocains et les turcs sont devenus majoritaires. La vieille préfète et son équipe de profs furent dépassées par l'évolution démographique et le bahut tourna au Souk, c'était l'enfer, raconte Catherine.
Il y a quatre ans, une jeune préfète de 37 ans prend les choses en mains et réalise l'ampleur de la tâche: 350 élèves (dont 345 immigrés) issus d'un milieu socioculturel extrêmement pauvre, vitres et portes cassées, WC démolis, décrochage scolaire, petite et grosse délinquance, bandes extérieures qui tentent de squatter l'école, crans d'arrêt et même revolvers.
La jeune préfète recrute alors un personnel dynamique et motivé (profs, éducateurs, personnel technique). Catherine explique: “Il y avait un problème de dégradation de la langue maternelle, et les adolescents parlaient mal le français. La langue était sommaire, les mômes dialoguaient par la violence. Les élèves ne veulent plus rentrer chez eux (les filles doivent se taper la vaisselle, les garçons transporter des caisses... Les élèves ont manifestement un problème identitaire et traînent dans la rue (ils n'ont pas d'espace chez eux), et s'ennuient. De plus, il y avait à cette époque un refus total de l'autorité: les parents étant tout à fait démissionnaires, les relations hiérarchiques ont lieu principalement avec les flics. Quant aux belges restés dans le quartier, peu avenants, ils ne génèrent pas spécialement la fraternité. L'école est alors le seul lieu où ils se plaisent un peu, et surtout le seul lieu où ion a envie qu'ils s'en sortent.
“Notre équipe était principalement féminine” raconte Catherine. Il a fallu nous armer de patience. Au début, on se faisait cracher dessus, insulter, on était menacés. Les mômes mettaient le feu aux poubelles, on trouvait des armes. Une éducatrice s'est retrouvée à l'hôpital, agressée par un élève, une autre a reçu un plat en inox dans la mâchoire et n'a plus pu parler pendant 50 jours.
Fin 1988, on a invité Elio Di Rupo. On a réuni les élèves dans le gymnase, et on s'est enquis de leurs desiderata. Di Rupo leur a parlé et les a écoutés. Des élèves demandent un préau, des toilettes convenables et un hall omnisports (les garçons sont fort intéressés par le sport). Di Rupo débloquera un budget pour cette “école à risques”. Téléphone portable pour chaque éducateur, système de surveillance vidéo à l'entrée, engagement de deux éducateurs supplémentaires, d'un proviseur et de deux médiateurs scolaires. Un préau est construit, mais le hall omnisports restera lettre morte.
Une fois le proviseur en place, le système de sanctions commence à fonctionner. En fait, on durcit progressivement le régime scolaire. Les punitions deviennent plus sévères, et on contrôle plus: “les élèves arrivaient toujours en retard et n'étaient pas contrôlés, on ne pouvait rien sanctionner. Progressivement, on se remet à contrôler les choses: on impose le journal de classe qui permet le contact avec la famille, on place des éducateurs à l'entrée pour contrôler les allées et venues, on demande une photo de chaque élève lors de l'inscription, on appelle les parents au bureau, on restaure un système de retenues, de jours de renvoi, ou des procédures de renvoi définitif (ce qui est très ennuyeux pour les élèves).
Parallèlement, on développe un système de récompenses: si les élèves ont été calmes, ont bien bossé, on les emmène au cinéma, en excursion, on organise des journées sportives, une fête de fin du Ramadan où les élèves préparent le repas.
Catherine évoque encore l'importance des deux médiateurs (un masculin et un féminin, dont l'un au moins parle l'arabe) qui sont toujours disponibles et à qui les élèves et le personnel de l'école peuvent s'adresser pour n'importe quel problème (relations entre élèves, entre profs et élèves, avec les parents, etc.)
Elle déplore que les parents ne viennent pas aux réunions : “il faut vraiment aller les chercher chez eux pour les faire bouger”. Quand il y a problème, ce sont les médiateurs qui interviennent et prennent contact avec les psychologues ou les médecins, en cas de nécessité. Les élèves s'adressent de plus en plus à eux pour régler leurs conflits.
“Avant, les élèves taguaient, alors on les a laissés décorer les murs de la cour, apporter des posters, repeindre les classes, et, progressivement, les inscriptions insultantes ou menaçantes ont disparu.
Rachid
Rachid, 1m95, ceinture noire de judo, a commencé comme éducateur en octobre 1994, haï par la plupart des élèves. En janvier 95, il s'était fait accepter. Il estime avoir été testé pendant un certain laps de temps par les élèves, et être respecté actuellement. “Ici, ce n'est pas possible de travailler avec trop de distance”, explique-t-il, “si on veut que ça marche, il faut de la chaleur, il faut rigoler avec eux. Je les autorise à me tutoyer, mais il faut aussi leur montrer comment travailler, réagir. Je n'avais pas envie de jouer les militaires, je n'ai pas choisi la voie conflictuelle, et je ne m'en plains pas.”
Rachid s'occupe de la bibliothèque, qui est également un lieu de détente et de discussion pour les élèves. “On a retapé et repeint la bibliothèque, on a balancé les vieux bouquins et on a racheté des livres. Les profs en ont amené. On s'est dit que ce serait une bonne manière de les pousser à lire même si c'étaient des romans à l'eau de rose. Le prêt est gratuit. Avant, ils ne lisaient pratiquement pas; pousser les portes d'une bibliothèque, c'est une barrière à passer.”
Une école de devoirs a été créée (de 15h20 à 17h), assumée par des éducateurs et un professeur. “Comme ils aiment rester à l'école, autant les assumer, les guider et les encourager dans leur travail”, estime Rachid.
D'autres projets ont vu ou vont voir le jour (création d'un dossier de presse, stages sportifs financés par des spaghettis ou des gaufres préparées par les élèves.
Catherine insiste aussi sur le côté relationnel “les élèves ne sont pas des numéros, il faut les appeler par leur nom et leur prénom, les reconnaître, pour contrecarrer leur problème d'identité. De plus, ça les rapproche de nous. Catherine parle aussi de l'importance de garder le même personnel (qui les connaît et les gère mieux) et évoque la qualité de la formation continue (séminaires, journées pédagogiques) qui sont utiles et bien suivies par les nouvelles générations de profs.
“Ceci dit, cette école ne sera jamais une école d'élite, elle sera toujours un reflet du quartier, pauvre. Mais comparé à ce qui se passait il y a quatre ans, les choses n'ont pas trop mal tourné. Il faut aller vers les élèves, décoder les messages qu'ils nous envoient, même si c'est pas l'agressivité que ça passe. A force de patience, on peut arriver à vivre bien ensemble. Leurs problèmes sont d'abord des problèmes d'adolescents de milieux sociaux défavorisés, d'environnement lamentable, qui s'ajoutent à leur statut d'immigrés. Ces adolescents sont en train de devenir belges, et vivent encore dans leur famille. Il y a évidemment des problèmes d'identité.
Même si Di Rupo a débloqué des subsides (statut spécial des “écoles à discriminations positives” qui entraînent un budget spécial et de pouvoir rester ouvert à moins de 400 élèves), il y a toujours un manque chronique de bics, de papier collant, d'ordinateurs, une personne supplémentaire au niveau administratif ne serait vraiment pas du luxe. Les moyens de l'école restent faibles.
En ce qui concerne la culture islamique, les filles vont à la gymnastique en caleçon long et on leur laisse porter le foulard si elles le désirent. Pour la nourriture, on ne sert pas de porc à la cafétéria et la viande vient d'une boucherie islamique.
Pour conclure, Catherine, qui se rappelle la première année (“Tout le monde était K.O., j'ai fait une dépression), la situation s'est drôlement améliorée : les élèves sont plus cool, plus respectueux, plus ordonnés, mieux gérés, plus scolaires. Le personnel est moins bousculé et de bonnes habitudes ont été prises; même si le niveau reste faible, les élèves sont en classe, les lieux ont été réaménagés (“On ne peut inspirer le respect dans des locaux pourris”). On pourrait faire mieux, mais il faudrait plus de moyens, et je crains que l'école n'y perde son statut de discrimination positive: elle serait alors absorbée par une école voisine, il y aurait alors trop d'élèves par classe, c'est-à -dire moins de professeurs et d'éducateurs par élève.
Conclusion
De quoi faire méditer les décideurs en mal d'objectifs sociaux qui se bornent actuellement aux arrangements politico-budgétaires boiteux, pour ne pas dire minables. Les budgets, dieux modernes déterminant les objectifs “politiques” entérinés par un discours normalisé qui occulte tout discours prononcé en dehors du champ managérial de représentation (alors que les moyens humains, technologiques et financiers permettraient une politique plus généreuse, plus efficace et plus imaginative), bloquant volontés et désirs de changement afin de conserver leurs privilèges et pouvoirs, en entretenant, par occultation, manipulation de l'information, l'ignorance des problématiques réelles.