Cette vue de l’état des choses est contestée par de nombreux essayistes, qui la tiennent pour une rhétorique essentialiste, victimaire, ghettoïsante et même intégriste. » Pour, Houria Bouteldja, «dans la naissance du mouvement des indigènes, il y a d’abord un contexte très très général : la place des immigrés, de l’immigration en France, la façon dont on en parle avec les campagnes électorales centrées sur la question de l’immigration de manière extrêmement péjorative et utilisée à des fins électoralistes, pour "ressouder le corps social" ». L'appel dénonce les discriminations dont sont « victimes les minorités ethniques » en France et le traitement de l'histoire coloniale française, ainsi que la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises de 2004, qui pour les auteurs « fait partie d’une démarche colonialiste ». Le mouvement souhaite « dénationaliser » l’histoire de France afin de la réinsérer dans l’histoire du monde, et redonner leur place aux histoires multiples de tous ceux qui vivent en France aujourd’hui.
Antiracisme politique et «décolonial»
Les Indigènes de la République déclarent donc combattre le racisme institutionnel qui, selon eux, constitue les sociétés postcoloniales, non seulement présent dans l'extrême droite affirmant l'existence de races biologiques ou culturelles, mais aussi d'une partie de la gauche qui le nierait et permettrait ainsi de perpétuer la division raciale du monde. «Lors des manifestations de 2008-2009, les Indigènes défilaient avec une grande banderole de soutien au Hamas et à la résistance armée». Ce mouvement «dresse un parallèle entre la politique israélienne à l’égard des Palestiniens et la politique française à l’égard des "minorités visibles", en particulier dans les banlieues. Selon sa grille de lecture, arabes et noirs vivraient en France sous statut colonial. Le discours des Indigènes de la République pousse les immigrés de la deuxième et de la troisième génération à s’identifier aux Palestiniens.» Houria Bouteldja dénonce alors également le "philosémitisme d'État" qui, selon elle, se matérialiserait par le «traitement privilégié dont bénéficie la répression de l'antisémitisme par rapport aux autres racismes».
Une avancée du débat ?
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard considèrent que, malgré ses défauts, le texte des Indigènes «a le grand mérite de rappeler que la "culture coloniale" est toujours à l'œuvre en France aujourd'hui. Une évidence que beaucoup se refusent à reconnaître.» Pour eux, il est nécessaire, sans en appeler à la repentance, de retourner sur un passé colonial mal assumé et d'emprunter un «chemin permettant le dialogue critique et la réflexion partagée».
Pour Romain Bertrand, commémorer «les exactions de son passé colonial» est le résultat d'une amnésie volontaire fautive ; et il faut traiter ici et maintenant le problème des «discriminations dont sont toujours victimes les descendants des populations colonisées.»
Judith Ezekiel estime que la publication du manifeste «a marqué une transformation qualitative dans le débat sur la race et l'immigration en France», et elle note que des milliers se précipitèrent pour signer, y compris beaucoup de femmes et de féministes "issues de l'immigration postcoloniale". «Le manifeste a contribué à populariser le terme "postcolonial" et imposé la reconnaissance de la spécificité de l'immigration des anciennes colonies.»
Les sociologues Annick Madec et Numa Murard, qui ressentent «comme un énorme décalage entre ce que disent les "indigènes" et ce qu’on leur fait dire», estiment que l'appel «se propose de rassembler tous ceux qui prennent acte du nœud qui s’est fait dans les conditions sociales d’existence entre la question sociale, la question coloniale et la question des étrangers en général», ajoutant: « l’universalisme des Assises, au-delà de la formule provocatrice sur les Indigènes, c’est la revendication de l’égalité ».
Endogamie et métissage
Selon les auteurs de l'ouvrage "Vers la guerre des identités ?" le P.I.R «prône l'absence de métissage avec les Blancs et, a minima, en cas de mariage interethnique, la conversion du Blanc à l'islam». Dans un entretien réalisé pour "Vacarme", Houria Bouteldja déclare: «La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté. Rompre la fascination du mariage avec quelqu’un de la communauté blanche», et à la question «chacun devrait donc épouser à l’intérieur de son groupe ?», elle répond : «Non, la mixité ou la non-mixité ne sont pas des projets en soi. Mais les couples mixtes ne peuvent généralement pas échapper aux pesanteurs historiques et sociales qui sont, de fait, raciales».
Une nouvelle société raciale ?
Pour le politologue Laurent Bouvet, la "doctrine" du PIR (Parti des Indigènes de la République) conduit à une essentialisation identitaire tant des victimes dominées, que des bourreaux dominants. Chacun appartenant, en raison simplement de son origine, à tel ou tel groupe. Sans aucune possibilité d'en sortir. Pour Bouvet, «ces gens sont obsédés par la race, par l'origine. Ils ne voient et conçoivent l'individu qu'au travers de ce prisme».
C’est une idéologie qui nie ce qui fait la singularité de l’individu, qui nie les processus toujours singuliers de subjectivation pour rabattre la question de l’identité sur une affaire de déterminisme culturel et social. Cette idéologie qui relègue au second plan, voire ignore la primauté du vécu personnel, qui sacrifie les logiques de l’identification à celle de l’identité unique ou radicalisée, dénie ce qui fait la spécificité de l’humain.
« En parlant de ‘ discriminations systémiques’, on paraît », poursuit Bouvet, « expliquer avec objectivité les échecs socio-économiques des individus appartenant à des minorités supposées discriminées. Ces individus sont ainsi déresponsabilisés: ils peuvent accuser "le système" d’être le seul responsable de leurs malheurs, comme ils peuvent accuser un prétendu "racisme d’État" de couvrir ou de justifier les "discriminations systémiques" dont ils s’imaginent être les victimes. Ce qui n’empêche nullement de considérer les discriminations réelles à l’emploi ou au logement, dont les causes sont loin de se réduire aux origines ethno-raciales. »
L’anthropologue Jean-Loup Amselle parle d'avènement d'une nouvelle société raciale et relève une dérive de la pensée postcoloniale : «La race vaut pour le social. Les conflits qui traversent la société ne sont plus appréhendés en termes de classes, mais dans une perspective ethnique. Une tendance alimentée par le traitement médiatique de la question sociale, qui procède par généralisations, comme dans les reportages sur les banlieues où les individus sont constamment référés à un "groupe" et jamais envisagés comme tels. Il s’opère sur fond d’un relativisme généralisé qui mine le socle de l’universalité des valeurs d’égalité de genre ou de droits humains et les repères que cette universalité offre à l’analyse politique. Ce relativisme puise ses arguments et sa rhétorique à la pensée postcoloniale qui a détrôné l’Occident de sa position de surplomb», ce qui est pour lui une bonne chose «mais a entraîné des effets pervers».
Les indigènes et les femmes
Selon Bernard Maro, le PIR soutient le machisme et le sexisme religieux. Il cite Houria Bouteldja :
«Cela fait partie des pressions que les hommes indigènes font peser sur les femmes. C'est normal, puisque l'idéologie coloniale les fait passer pour des sauvages. Mais cela offre une perspective décoloniale pleine d'ambivalences. Ce que je veux dire c'est que les femmes répondent aussi à ce malaise lorsqu'elles se "réislamisent": pas la peine d'aller chercher les femmes au bled puisqu'on est là. Vous dites qu'on est occidentalisées mais pas du tout.»
Pour Maro, Houria Bouteldja ne nie pas l’existence de la domination masculine et la minorité à laquelle sont réduites les femmes, en particulier racisées. Elle les reconnaît – et les déplore, mais elle demande à ses «sœurs» un pragmatisme résigné face au «patriarcat indigène»: si les hommes racisés sont «machos», écrit-elle, c’est en réaction à la violence de l’hégémonie blanche qui veut les mettre à genoux en niant leur virilité. Ils sont d’autant plus violents avec «leurs» femmes que leur dignité d’homme est insultée. Ces formes patriarcales «indigènes» sont des réactions de défense et de résistance contre le racisme, et les femmes racisées, même si elles en sont les premières victimes, doivent se montrer compréhensives et indulgentes.
Universalistes vs identitaires
Pour Anne-Marie Le Pourhiet, les décoloniaux voient dans l’universalisme républicain un mensonge au service d’une domination masquée. «Quid de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, de la défense de la chose publique contre les féodalités, de l’unité contre la division, de l’autorité de l’Etat contre les factions ?» questionne-t-elle. «Le décolonialisme est une idéologie négative, une passion triste du ressentiment et du complexe et ériger cela en science subventionnée est une imposture».
Faisant de la «blanchité» un stigmate, les idéologues décoloniaux s’efforcent de réduire l’exigence d’universalité à une arme secrète de la «société blanche» pour inférioriser ou disqualifier les non-Blancs. Manière de réaffirmer leur dogme fondamental : l’Occident est intrinsèquement raciste et coupable. Or, ne voir dans l’universalisme que ses instrumentalisations politiques et ses corruptions idéologiques, c’est pour Le Pourhiet faire preuve soit d’ignorance, soit de mauvaise foi.
Pour Sophie Bessis, historienne franco-tunisienne, «Ces discours reposent sur une essentialisation des cultures et leur incommensurabilité. L'une des conséquences de cela, c'est que les pouvoirs publics occidentaux invisibilisent les mouvements de sécularisation des opinions arabes et accordent une visibilité forte aux mouvements fondamentalistes. A gauche, la critique de l'universel est devenue synonyme de l'anti-colonialisme. L'islamisme politique serait alors le stade suprême de la décolonisation. L'auteure critique également le discours qui tend à faire de l'islam la religion des opprimés et à remplacer l'expression racisme anti-arabe ou maghrébin, par islamophobie».
Le directeur de la rédaction du Monde diplomatique, Serge Halimi, reproche, lui, aux Indigènes de «tout subordonner — la domination sociale, la domination masculine, la persécution des minorités sexuelles — au combat contre l’hégémonie "blanche" et de s’adosser à une réflexion théorique ne comportant en définitive qu’une variable, "Occident" contre "Indigènes", symétriquement conçus en blocs presque toujours homogènes, solidaires, immuables». Aux yeux d’Halimi, avec de telles conceptions, «toutes les balises historiques du combat multiséculaire pour l’émancipation humaine (le rationalisme, le syndicalisme, le socialisme, le féminisme, l’internationalisme…) seront balayées par les torrents essentialistes et religieux».