Un mot pour agresser ?
Pour le chercheur en science politique Samuel Hayat, la notion «d’islamo-gauchisme» est un concept de bric et de broc, convoqué pour rassembler celles et ceux qui veulent en découdre avec l’islam et les musulmans, tout en délégitimant la gauche intellectuelle et les sciences sociales.
«L’islamo-gauchisme» est un mot pour «bastonner», un terme qui cherche à faire mal, dirigé contre les personnes, une attaque verbale, symbolique, mais qui peut potentiellement mettre physiquement en danger, selon Hayat, la personne ainsi désignée. Ce terme exprime pour lui un fantasme : celui d’une entente entre «l’islam» et un monde intellectuel «bourgeois» et «coupé du peuple». Il verbaliserait le racisme et l’anti-intellectualisme et exprimerait la détestation morale, intellectuelle, voire physique des individus qui parlent des discriminations dont sont victimes les musulmans en France.
Pour lui, que le vocable «islamo-gauchisme» fasse partie du vocabulaire de l’extrême droite n’est guère surprenant, mais qu’il soit aujourd’hui martelé par des membres du gouvernement, la majorité des médias ou certains universitaires, est pour Hayat inacceptable dans une société pluraliste et libérale. Ce glissement sémantique indique une dégradation inquiétante de la nature du débat public en France. Et pour lui, «la loi confortant les principes républicains (autrement connue sous le nom de loi sur le séparatisme), en plus d’accuser les musulmans, vise aussi les universitaires qui, à travers leurs travaux scientifiques ou de simples prises de position sur les réseaux sociaux, dénoncent l’islamophobie ambiante». Le langage de haine et de violence construit autour de la figure de « l’islamo-gauchiste » n’est plus l’apanage de la fachosphère et des cercles néonazis. Ces discours trouvent désormais table ouverte à la radio, à la télévision, dans les principaux titres de la presse et concourent aux décisions d’un nombre croissant de responsables politiques.
Selon Jacques Julliard, les «islamo-gauchistes» sont des «bobos extrémistes», héritiers «des intellectuels français qui ont adhéré au XXe siècle, les uns à la violence fasciste, les autres à la violence communiste», animés par «la haine du christianisme».
Ces types de raisonnement sortent pour Hayat du registre d’un débat contradictoire civilisé. «L’islamo-gauchisme» est un mot grossièrement codé qui désigne un ennemi (l’islamisme) et ses porteurs de valeurs ou de valise (les intellectuels de gauche critiques). Ce vocabulaire d’extrême droite crée et entretient un climat de guerre civile. Il ne nourrit pas le débat, il prend les personnes pour cible.
Reductio ad hitlerum * ?
Pour Pierre-André Taguieff, ceux qui, à l’extrême gauche ou dans certains milieux islamistes, veulent disqualifier l’expression «islamo-gauchisme» attribuent sa création à une origine vénéneuse, à savoir «l’extrême droite». Ce qui est pour lui une manière rituelle de pratiquer, notamment en France, la "reductio ad Hitlerum". Cette thèse est selon Taguieff, fausse, même si il reconnaît que l’expression a été reprise par des polémistes d’extrême droite, mais ni plus ni moins que par la gauche républicaine ou la droite libérale, ce qui témoigne selon lui d’un relatif consensus sur la réalité de la menace. Taguieff recommande un usage critique de la notion, ce qui implique de la définir d’une façon contextuelle, en tenant compte des intentions ou des objectifs affichés des énonciateurs, de leurs croyances idéologiques et des situations d’énonciation.
Si, par exemple, un activiste d’extrême droite dénonce en même temps le «complot américano-sioniste» et l’«islamo-gauchisme», cette dernière expression n’a pas le même sens que lorsque Jacques Julliard ou Jean-Michel Blanquer l’emploient. Pour lui, le terme peut être sollicité, dans des travaux de science politique, comme un terme descriptif ou catégorisant politiquement neutre, sans la moindre connotation complotiste, et ses usages polémiques discutables ne doivent pas empêcher de reconnaître qu’il désigne un véritable problème: comment expliquer et comprendre, se demande Taguieff, le dynamisme, depuis une trentaine d’années, des différentes formes prises par l’alliance ou la collusion entre des groupes d’extrême gauche se réclamant du marxisme (ou plutôt d’un marxisme) et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ?
Pour lui, toute une fraction de la "gauche de la gauche" et des personnalités politiques et médiatiques ont été aveugles vis-à-vis des stratégies d’entrisme et de fracturation de la gauche par des organisations identitaristes et anti-républicaines et sont coupables d’avoir assimilé la gauche universaliste, d’abord motivée par la défense de la laïcité, avec l’extrême droite promotrice d’un racisme antimusulman. Cette fraction, continue Taguieff, utilise un argument moral pour disqualifier l’autre partie de la gauche qui demande des comptes à ceux qui coopèrent avec les activistes politico-religieux au nom de la lutte contre l’islamophobie", pourtant instrumentalisée, selon lui, par les salafo-fréristes pour interdire la distinction entre islam et islamisme.
«Au lieu d’en appeler à un combat universaliste commun contre les racistes différentialistes, qu’ils soient nationalistes ou islamistes, cette gauche culpabilisante, clientéliste et démagogique», déplore Taguieff, «renvoie toute critique de collusion avec des organisations politico-religieuses musulmanes conservatrices à la construction d’une "société préfasciste", il faudrait plutôt faire son autocritique et revenir à ses fondamentaux émancipateurs et anticléricaux. Au lieu de dénoncer l’ "islamophobie" dans toutes les circonstances impliquant des musulmans alors que ce concept est d’abord mobilisé par les islamistes et leurs alliés pour édifier un islam identitaire et empêcher la majorité des musulmans de s’émanciper, la "gauche victimaire" devrait réinvestir les quartiers populaires déshérités qu’elle a abandonnés aux promoteurs religieux qui sont tout autant les ennemis objectifs de la gauche que l’extrême droite nationaliste».
Pour Jean-Pierre Legoff, la gauche a sous-estimé pendant longtemps le développement de l’islamisme. Elle n’est pas seule en cause en la matière: la droite n’y a pas prêté suffisamment d’attention. Mais c’est au sein de la gauche que s’est particulièrement développé un courant qui a cherché systématiquement à en dénier ou à en minimiser l’importance. La mauvaise conscience postcoloniale, la peur de discréditer les Français de confession musulmane et de "faire le jeu" de l’extrême droite ont pesé lourd dans nombre de débats politico-médiatiques où le gauchisme culturel régnait en maître. Bien plus, les réactions aux meurtres et aux attentats terroristes ont fait apparaître au grand jour l’existence d’un «islamo-gauchisme», qui est pour lui «un parti intello-collabo» qui tue dans l’œuf tout débat de fond sur la neutralité de l’Etat en matière religieuse dans l’espace public, en tentant de phagocyter la lutte antiraciste et en usant du lexique décolonial faux nez d’un militantisme islamiste qui ne dit pas son nom» conclut Legoff.
Guerre de religions
Pour Patrick Sabatier, le débat autour de la laïcité tourne à la guerre de religions. Mais elle n’oppose pas les laïques aux islamistes qui prêchent la soumission aux «lois divines» et rejettent la République «impie». C’est dans le camp des progressistes que se lèvent des inquisiteurs pour excommunier ceux qu’ils traitent de «forcenés de la République» et d’«exaltés de la laïcité», dont l’attachement à l’héritage des Lumières ne s’explique que par leur «déphasage» d’avec les «nouvelles réalités» de ce début de XXIe siècle, et dont la volonté de combattre l’islamisme est assimilée à une «croisade contre une minorité».
La tentation a toujours existé, chez des croyants de toutes obédiences, de soumettre à la «Loi de Dieu» les «infidèles» qui la critiquent, la rejettent, ou la moquent. La lutte contre l’islamisme, qui invoque la foi pour défier la loi et les valeurs de la République laïque, ne peut se limiter à la répression des actes de violence qu’elle inspire ou légitime. Elle doit être livrée dans tout l’espace public et tous les aspects de la vie en société.
La foi a, de tout temps et en tous lieux, été le vecteur privilégié de ce que Voltaire qualifiait, à l’article «fanatisme» de son Dictionnaire philosophique, de «peste des âmes», observant que «la religion, loin d’être un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés». Une République laïque intransigeante reste pour Sabatier la meilleure manière de s’en protéger dans un XXIe siècle que travaille la résurgence du religieux.
Laïcards contre culs-bénis ?
Pour d’aucuns, le problème des antifascistes avec l’islam, c’est qu’ils mettent beaucoup plus de pincettes pour en parler que pour les autres intégrismes. Par exemple, les catholiques traditionalistes, homophobes, définissant le rôle de la femme comme reproductrice et femme au foyer, sont critiqués mais pas les musulmans intégristes.
Pour ces analystes, une partie de la gauche, jadis anticléricale ou au moins foncièrement laïque, s’est accommodée de revendications religieuses de l’islam. Or, nier qu’il y a un islam politique, alimenté par les milliards des pays du Golfe, qui répond à sa vision de la religion, c’est, pour les «laïcards» être aveugle.
Quand il y a intolérance à la différence, homophobie, discrimination de genre, remise en cause de la liberté d’expression, il ne devrait y avoir aucune compromission, et surtout pas par peur de se faire taxer d’une quelconque xénophobie. Le combat contre l’islamisme doit être une des priorités des mouvements antifascistes. Il ne faut surtout pas laisser ce terrain-là à l’extrême droite. Les gauchistes et la "gauche de la gauche" se trompent de combat. Par fascination pour la radicalité et haine de la social-démocratie, ils font le jeu des islamistes. Et ces militants se permettent de donner des leçons aux intellectuels musulmans ou de culture musulmane qui, parfois au péril de leur vie, dénoncent l'islamisme radical, les accusant parfois d'être des "traîtres" à leur communauté, des harkis ou des harkettes **; c'est notamment le cas de l'écrivain Kamel Daoud, de l'ex-journaliste de Charlie Hebdo Zineb El Rhazoui, de Taslima Nasreen, Waleed Al-Husseini, Fatiha Agag-Boudjahlat, Kamel Bencheikh, etc.que la gauche islamophile méprise.ou ignore..