Bien sûr que la Belgique existe, puisque nous la vivons tous les jours. Même si elle n’existait pas au départ, il y a 177 ans, elle a existé depuis, et cette existence a créé des liens biens réels.
Il est vrai que ceux-ci sont plus perceptibles à Bruxelles que dans les autres régions, puisque le bilinguisme se vit quotidiennement ne fut-ce que dans les noms de rue, alors que dans certaines régions de Wallonie ou de Flandre on peut vivre toute une vie sans contact avec l’autre langue nationale.
De nombreuses familles, comme par exemple celle de l’ex-formateur Yves Leterme (dont le père est un pur wallon et qui a une cousine membre du parti Ecolo), ont des branches des deux côtés de la frontière linguistique. Dans certains cas (extrêmes), les membres d’une même fratrie ne se comprennent plus parce que les hasards ou les choix de la vie (déménagement, par exemple) ont fait élever les uns dans l’une et les autres dans l’autre langue nationale.
Mais il n’y a pas que les liens du sang: de nombreux travailleurs sont bilingues ou apprennent les rudiments de l’autre langue dans le cadre de leur emploi. Fonctionnaires fédéraux, employés de grandes entreprises, indépendants se déplaçant dans plusieurs régions pratiquent quotidienÂnement les deux langues nationales principales. Certains en sont devenus tellement bilingues qu’ils switchent d’une langue à l’autre sans en être conscients, comme les vieux
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bruxellois des milieux populaires qui auraient été bien en peine de décider s’ils étaient francophones ou flamands, avant que la hausse des loyers ne les fasse émigrer à Charleroi pour trouver un logement abordable.
Et dans le registre des loisirs, il faut rappeler l’attrait des Francophones pour la mer et celui des Flamands pour les montagnes ardennaises; il suffit de se ballader par exemple dans le quartier piétonnier de La Roche-en-Ardenne un jour d’affluence pour s’en convaincre: le néerlandais y est régulièrement la langue dominante des chalands.
Donc, selon nous la Belgique existe, du fait qu’elle a existé depuis plus d’un siècle trois-quarts, ce qui a tissé de nombreux liens entre ses habitants.
Maintenant, ce n’est pas parce qu’elle existe qu’elle doit nécessairement continuer à exister, comme si elle représentait quelque chose de sacré devant être préservé à tout prix. Tous les habitants ne sont pas concernés par les liens mentionnés et, dans certaines régions ou professions, on peut vivre dans un bain unilinguistique tel que l’irruption d’un quidam demandant son chemin dans l’autre langue fait l’effet d’un débarquement d’extraÂterrestre. On peut comprendre que
ceux-là ne perçoivent pas l’intérêt de se faire cogérer par des dirigeants de l’autre communauté qui n’ont rien à voir avec eux et qui ne les comprenÂnent même pas.
La volonté de défendre et de préserver une langue, et donc de chercher à lui garantir un nombre suffisant de locuteurs vivants, est admise par notre modèle social, dans la mesure où la langue d’une personne n’est pas une caractéristique physique impossible à modifier -comme la couleur de la peau, la forme du nez ou des yeux, le fait de pouvoir marcher sur ses deux jambes ou de ne pas être porteur du virus du SIDA... , ce qui serait du racisme ou la discrimination - mais un élément évolutif, une caractéristique susceptible d’être acquise par chacun.
L’idée d’une Flandre indépendante est donc tout-à -fait admissible sur le plan des normes politiques. La volonté de gérer entre Flamands l’ensemble des compéÂtences et pas seulement certaines facettes de l’action publique est compréhensible; le fait de vouloir éviter le détour par une structure fédérale comprenant des personnes extérieures à la Région et parlant de surcroît une autre langue également.
Le siège de Bruxelles
Mais ce n’est pas parce que cette volonté d’une partie de la Flandre politique est compréhensible et admissible qu’on doit nécessairement y souscrire. On peut faire remarquer que la volonté de simplification et d’exaltation nationaliste qui la sous-tend, dans un contexte où un parti fasciste obtient des scores importants, n’est pas nécessairement ce que l’on peut souhaiter de mieux à nos amis flamands.
Par ailleurs, la réalité complexe de notre pays, et notamment la situation de sa capitale Bruxelles contrarie le modèle simplificateur d’une séparation territoriale basée sur la langue. Une certaine carence dans la représentation politique des Bruxellois par des personnalités de grand format politique et d’audience nationale permet de laisser croire aux Flamands de Flandre que Bruxelles est restée ou pourrait redevenir une ville flamande. Il y a quelques années, un sondage avait montré que les Flamands s’imaginaient en général que la population bruxelloise comprenait 30% de néerlandophones, alors qu’ils sont moins de 15% ! Pour qui connaît la réalité bruxelloise, ce qui n’est pas le cas de nombreux Flamands n’aiment pas cette ville et n’acceptent pas d’y vivre, l’indépendance de la Flandre ne peut s’imaginer que sans Bruxelles.
Ce qui signifie pour la Flandre qu’elle devrait abandonner cet extraordinaire levier économique et politique auquel elle tient pourtant au point d’y avoir fixé le siège de ses institutions politiques (la capitale de la Vlaamse gemeenschap est Bruxelles). De plus, les élites économiques qui optent pour l’indépendance de la Flandre pour des raisons financières (mettre fin aux fameux transferts vers la Wallonie) ne semblent pas mesurer les pertes qu’elles encourraient du fait d’une situation politique conflictuelle ayant un retentissement international à Bruxelles et dans sa périphérie. Dans cette mesure, on peut considérer que l’opinion publique flamande, qui souhaite avant tout vivre dans un cadre politique bien géré et pacifique, n’a pas effectué en connaissance de cause le choix du nationalisme lors des dernières élections.
Dans cet ordre d’idées, nous avons pensé qu’un ouvrage littéraire abordant ce sujet pourrait alimenter et éclairer notre réflexion et celle de nos lecteurs: nous nous sommes procuré «Le siège de Bruxelles», par Jacques Neirynck, paru en 1996 et réédité en 2005 chez Labor (480 p - 13,5 Euros).
Ce livre écrit en français met en scène un narrateur flamand, cousin du «Leider» fasciste de la Flandre au moment où sa milice s’empare de Bruxelles et en organise l’expulsion des musulmans et des juifs (les francophones de race aryenne peuvent rester mais sont exclus de la fonction publique). Ce narrateur, architecte raté (il a construit la piscine d’Uccle, chantier obtenu vraisemblablement en raison de sa parenté avec cet homme politique important, qui s’est effondrée une nuit sans faire de victimes) devenu conservateur des édifices religieux de la capitale désertés par les fidèles et les prêtres, où il organise notamment des événements culturels, est sollicité successivement par différentes autorités:
-son cousin le voudrait Ministre de la Culture dans le gouvernement de la Flandre indépendante qu’il crée;
- ensuite, le ministre-président bruxellois tente de le compromettre dans un "comité de salut public" demandant le rattachement de la Région bruxelloise ruinée à la Flandre;
- enfin, le Roi jette secrètement son dévolu sur lui comme premier Ministre avant de réaliser que la Belgique a cessé d’exister et de partir terminer sa vie dans sa propriété en Italie.
Lors de la prise de Bruxelles, son cousin édicte un texte qui laisse vingt-quatre heures aux habitants «de religion juive ou musulmane» pour «quitter le territoire libéré en emmenant les effets personnels qu’ils peuvent porter et en liquidant leurs propriétés immobilières». Passé ce délai, «leurs biens seront confisqués et ils seront internés» (p. 231).
La prise de pouvoir par la milice fasciste, à laquelle se rallient les gendarmes et militaires flamands, déclenche un conflit armé à l’arme lourde avec les musulmans dans le ghetto de Schaerbeek. Petit à petit, on découvre l’implication de longue date de l’Etat français dans le financement et l’armement de la milice flamande, avec laquelle un traité secret a été conclu qui accorde la Wallonie à la France et laisse Bruxelles à la Flandre en échange de son renoncement à «la grande Néerlande» qui aurait englobé le Nord de la France. La France accorde un prêt sans intérêt pour l’équipement de l’armée flamande, à condition que les armes soient achetées à l’industrie française d’armement (p. 260).
On le voit, l’auteur a laissé libre cours à son imagination en se basant sur certains faits et en mettant en scène certains fantasmes de l’opinion publique belge francophone. Heureusement, il n’a pas été un bon visionnaire dans tous les domaines puisque dans sa fiction la Belgique n’a pu accéder à l’Euro vu sa situation budgétaire catastrophique, ce qui est une des causes de l’appauvrissement de la Région bruxelloise (excepté sa partie européenne à l’Est séparée par une frontière contrôlée par l’eurocorps).
Cette lecture, à condition de la prendre au second degré bien évidemment, peut alimenter la réflexion sur la crise politique que nous vivons et nous aider peut-être à nous déterminer dans les choix politiques que nous demanderons à nos négociateurs politiques de défendre.