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"NOS GLOIRES" :chromos et légendes*

Banc Public n° 248 , Mai 2016 , Jean-François Goosse



Nos gloires. Une histoire illustrée de la Belgique, texte de Jean Schoonjans et illustrations de Jean-Léon Huens et Auguste Vanderkelen, éditions Historia (1949-1961), réédité par Racine avec une préface de Vincent Dujardin, Ottignies-Bruxelles, 2015, 383 pp.


 

 

Les éditions Racine, avec son homologue flamand Lannoo, viennent de republier en un seul volume les six tomes de Nos gloires, collection de chromos accompagnés des légendes (dans les deux sens du terme) de l'abbé Jean Schoonjans, professeur à la Faculté de philosophie et lettres de Saint-Louis (Bruxelles).   Cette entreprise était autant commerciale que patriotique :   les acheteurs de divers produits alimentaires pouvaient, en échange de timbres à découper sur les emballages, obtenir des vignettes, 534 au total, à coller dans les albums édités par la société Historia, fondée par Etienne Huens, le frère du premier et principal illustrateur.

 

L'objectif était, selon la préface de l'abbé au premier tome de la collection, de "servir la noble cause d'une Belgique, toujours grande et belle", étant bien entendu, comme il l'écrivait déjà dans son Résumé d'histoire de Belgique en 1930, que "depuis seize siècles, tous les Belges ont vécu et pensé de même, alors que leurs voisins pensaient et vivaient autrement" !

Une vision téléologique

et anachronique

 

La division tripartite de l'ouvrage annonce la couleur : "Le peuple belge, des origines au XVe siècle", qui a donc toujours existé; "L'Etat belge, du XVe au XVIIe siècle", car l'unification bourguignonne préfigure la Belgique indépendante (Philippe le Bon, "conditorimperiiBelgici"), enfin "Le Royaume de Belgique", qui commence significativement en 1815.   Il  s'agit d'élever les enfants – le ton est d'ailleurs souvent d'une naïveté puérile – dans la vénération des représentants du Trône et de l'Autel : la Belgique est une "terre de saints" et presque tous "nos" souverains sont grands et bons, y compris "nos princes naturels" (p.138) sous l'Ancien Régime.   Cette doctrine de la légitimité repose sur le mariage en 1369 de la comtesses de Flandre Marguerite de Maele avec le duc de Bourgogne Philippe le Hardi et la transmission matrimoniale ou par héritage de nos provinces jusqu'à la mort de Charles II d'Espagne en 1700, puis leur dévolution aux Habsbourgs d'Autriche par le Traité d'Utrecht (1713) qui met fin à la guerre de Succession d'Espagne, après le bref intermède français de Philippe V, duc d'Anjou, petit-neveu de Charles II et petit-fils de Louis XIV.   Soit dit en passant, l'auteur reconnait les mérites de la gestion éclairée du comte de Bergeyck en feignant de l'attribuer à la période espagnole (p.203), alors qu'elle se place sous l'administration française...

 

Cette conception est illustrée par les portraits de souverains qui ornent les murs du Sénat et renvoie aux dénominations courantes de période bourguignonne, espagnole, autrichienne, par opposition à l'"occupation" ou la "domination" française (1795-1814).

 

Or, tout cela ne fait pas des Pays-Bas méridionaux un Etat, et encore moins une nation au sens moderne : chaque province a ses propres institutions, lois et coutumes, unités de poids et mesures, et bien souvent des intérêts économiques divergents; elles ne sont liées que par une "union personnelle" au souverain qui est le prince de chacune d'elles; la "nationalité" est strictement provinciale, qui conditionne généralement l'accès aux emplois publics "provinciaux".  La principauté de Liège, qui couvre notamment près du tiers de la Wallonie actuelle, est, pendant la plus grande partie de l'Ancien Régime, un Etat souverain extérieur à cet ensemble.

Cette vision finaliste, chez Schoonjans, emprunte d'ailleurs autant à l'Arlonnais Godefroid Kurth, pour qui le catholicisme est la caractéristique essentielle de l'identité belge, qu'au Verviétois Henri Pirenne auquel il est rendu hommage (p.321); elle conduit à des anachronismes répétés et à l'emploi intempestif du "nous".  "En 843, au traité de Verdun, notre pays fut donné à Lothaire, s'appellera désormais Lotharingie (p.48) : c'est oublier que, dès cette date, ce qui deviendra le comté de Flandre (862), pourtant noyau central de l'historiographie belgicaine, est attribué à la France de Charles le Chauve !  Godefroid de Bouillon "parlait nos deux langues nationales" (p.58), "Bruges sauva en 1302 l'indépendance de la Flandre et sans doute l'indépendance future de la Belgique" (p.97); "Louis XIV nous fit la guerre sans désemparer.  Il nous enleva" une longue liste de territoires, dont ... la Franche-Comté (p.200), etc.  Il est souvent question de villes et provinces extérieures à la Belgique actuelle et cédées au fil des guerres et des traités : on ne sache point cependant que leurs habitants se consument d'amour pour la patrie perdue....

 

"Fortissimi sunt Belgae" (p.21)

 

Il faut faire un sort à cette sempiternelle discussion.  La question n'est pas de savoir si César loue ou méprise les "Belges".  Ni l'un ni l'autre, en fait, à lire la phrase complète du De bellogalllico dans la traduction, qui nous semble la plus correcte, de Constans (Les belles lettres, 1926) : "Les plus braves (des Gaulois) sont les Belges, parce qu'ils sont les plus éloignés de la Province romaine et des raffinements de sa civilisation, parce que les marchands y vont très rarement et, par conséquent, n'y introduisent pas ce qui est propres à amollir les cœurs, enfin parce qu'ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l'autre rive du Rhin et avec qui ils sont continuellement en guerre"; plus loin, il blâme leur stratégie incohérente et leur versatilité.  L'important, c'est que, premièrement, le nom de Belges est donné à tous les peuples compris entre le Rhin au nord et la Seine et la Marne au sud; deuxièmement, que ces peuples étaient bien gaulois, contrairement à ce qu'insinue Schoonjans ("on ne sait si ces tribus se rattachaient à la grande famille gauloise ou à la branche germanique" p.18);  troisièmement, que les "Belges" avaient le sentiment d'appartenir à un groupe plus grand qu'eux, César ne fait-il pas dire à Ambiorix : "nous Gaulois, pouvons-nous ne pas être avec les autres Gaulois, quand le but qu'ils se proposent est la conquête de la liberté commune ?" (De B.G., V, 27-6, cité par Maurice Bologne, Notre passé wallon), et que, malgré les défections, il y a une continuité entre la "bataille de la Sambre" (57 av. J-C) et le siège d'Alésia (52 av. J-C).

 

Plus gênant pour la thèse de Schoonjans, les populations de la Belgique actuelle partagent la destinée de ce qui sera la France jusqu'en 843, à tel point que pour l'historiographie française traditionnelle, tout aussi finaliste, la Wallonie est le "berceau des rois de France" (Bologne, ibidem) : Mérovingiens (Tournai), puis Carolingiens (Herstal).

 

La nostalgie de

la grande Néerlande

 

Schoonjans invoque, comme témoignage du "vieil esprit d'indépendance de nos populations", "la révolte des Bataves à l'appel de Civilis" (p.30) : or, les Bataves étaient une peuplade germanique de Hollande méridionale...   Tout fait décidément farine au bon moulin !  Les Pays-Bas septentrionaux deviennent "nos frères séparés des Provinces Unies" (p.186).  Le régime hollandais est l'objet d'appréciations beaucoup plus favorables que la période française.  "L'union de la Belgique à la Hollande présentait de très grands avantages" (p.259) : pourquoi plus qu'avec la France, alors que, dans une époque de protectionnisme généralisé, c'est l'accès à un marché plus étendu qui importait ?  "Pour la première fois nous avons un empire.  Les Belges s'y couvrent de gloire" (p.262-263) : 28 Belges ne furent-ils pas promus généraux dans l'armée française entre 1792 et 1812 (leurs noms sont gravés sur l'arc de triomphe de l'Etoile) ?  Les réalisations françaises sont minimisées, les néerlandaises glorifiées...   Le Benelux est monté en épingle (p.362),  mais la création des Communautés européennes n'est même pas mentionnée !

Francophobie

Philippe le Bel (p. 92) -vaincu à Courtrai en juillet 1302, mais déjà vainqueur à Mons-en-Pévèle en juillet 1304, ce qui est tu-  et Louis XI (p.134) sont gratifiés d'une mine particulièrement patibulaire; leur répond le "sans-culotte", rustre titubant et dépenaillé, la bouteille de pinard à la main (p. 240) !  L'horrible sac de Dinant (1466) est justifié : "Philippe le Bon était dur pour ceux qui entravaient ses projets, surtout lorsqu'ils étaient soutenus par l'étranger" (sic, p. 132 : la France, bien sûr, alliée de la Principauté de Liège, dont les Bourguignons venaient de détruire l'indépendance; les Dinantais paieront une deuxième fois leur amitié pour la France, en août 1914).  De même que le sac de Liège (1468) : "Charles le Téméraire s'empara de la personne de Louis XI et l'obligea à le suivre à Liège pour assister au châtiment de ses alliés, les Liégeois" (p. 134 : le châtiment est une sanction sévère frappant un coupable !).  D'ailleurs, contresens absolu, Louis Xi "essaya souvent de trahir" le Téméraire, qui n'est pourtant qu'un vassal félon et dont le père si chevaleresque livra Jeanne d'Arc aux Anglais (1430) !  La France, rappelons-le, ne cesse de "nous" faire la guerre et de convoiter notre territoire, jusqu'à Napoléon III (p. 299).

 

Les pages consacrées à l'"occupation" française sont caricaturales : "Dumouriez nous apportait, parait-il, le don céleste de la Liberté.  Mais c'était au prix   de  notre  indépendance  (?)"  (p. 239).

 

Schoonjans nie (p. 242) les témoignages nombreux de ralliement à Liège et dans le pays wallon en général.  Pendant la guerre des Paysans (1798), "Flamands et Wallons rivalisèrent de courage dans la lutte contre les sans-culottes"( p. 248) : c'est totalement faux, cette petite chouannerie se limita aux régions de langue flamande et allemande et fut écrasée par le général verviétois Jardon; c'est depuis les campagnes flamandes que Charles Jacquemain dit de Loupoigne et ses sbires terrorisèrent le Brabant wallon (Bologne, Notre passé wallon).  L'exposition organisée dans le cadre de Mons 2015 à la Machine à Eau a donné une image beaucoup plus nuancée de la conscription (p. 255) ; en 1857, 14.162 médailles de Sainte-Hélène sont distribuées aux vétérans belges et à leurs descendants, ce qui sera l'occasion d'émouvantes cérémonies dans de nombreuses municipalités.  A Waterloo, "une brigade belge lutta aux côtés des alliés" : les travaux du général Couvreur ont montré que les engagés dans l'armée française étaient plus nombreux (et volontaires, eux !).  Le Namurois Dumonceau, cité pour avoir combattu les Autrichiens pendant la Révolution brabançonne (p. 237), devint général et comte d'Empire sous le nom de du Monceau de Bergendael, en récompense de sa participation à la victoire de Bergen-op-Zoom.

 

L'Etat belge

 

L'histoire de l'Etat belge selon Schoonjans est celle d'une monarchie, non d'une démocratie représentative : les gouvernements -seuls le libéral Frère-Orban (1857-1870), pour son opposition à Napoléon III (p. 299), et le catholique Auguste Beernaert (1884-1894, p.301) sont cités- et le Parlement ne semblent jouer aucun rôle.

 

Tout est ramené aux rois : Albert Ier dirige seul le pays pendant la Première guerre mondiale, l'existence du gouvernement au Havre n'est pas mentionnée.

"Léopold III capitule mais refuse de signer un armistice" (p. 352) : le conflit avec ses ministres et la dramatique entrevue au château de Wynendaele sont passé sous silence (1); la vie dans le pays occupé est décrite, sans un mot sur la collaboration.  "Les postes de radio émettaient des nouvelles de Londres où UN gouvernement belge s'était installé" (p. 356) : il s'agit pourtant du gouvernement légitime et constitutionnel !

 

Pendant ce temps, le roi, qui "aurait pu fuir... préféra partager le sort de ses hommes et rester prisonnier de guerre" (p. 353) : un prisonnier qui se remarie, alors que les vrais prisonniers de guerre, pour la plupart Wallons, se morfondent en Allemagne, loin des leurs, et qui s'entretient avec Hitler à Berchtesgaden, mais le lecteur n'en saura rien.  L'auteur tente de nous apitoyer sur le roi et les princes enlevés par les Allemands le 7 juin 1944, "enfermés dans le sinistre château de Hirscheim... menacés de mort (?), gardés par des geôliers du parti, les sinistres S.S et par leurs chiens policiers" (p. 360-361).  "Une consultation populaire s'exprima en faveur du retour du Roi", mais l'opposition de la majorité des Wallons et des Bruxellois est tue.  "Alors ses adversaires eurent recours à la force.  Ils déclenchèrent des grèves et des émeutes.  Devant une telle attitude, très noblement, le Roi abdiqua" (p. 363) : présentation mensongère, ce n'est qu'après une longue nuit de tractations et sous la menace de la démission collective du gouvernement catholique homogène de jean Duvieusart que le roi s'y résigna, à l'aube du 1er aout 1950.

 

La colonisation est un véritable conte de fées (pp. 305 à 314) et "la Belgique fut mal récompensée du geste qu'elle avait fait en libérant le Congo" (sic, p.371).

 

Aucune mention des luttes sociales; le mouvement flamand apparait fugitivement : discussion  "à propos de l'égalité des deux langues nationales" (p. 315); Abrecht Rodenbach, Jan David et Jan Frans willems sont cités (p. 316), de même que le "Vlaams Nationaal Verbond, séparatiste flamand" (p. 345), sans contextualisation ni référence à la collaboration flamingante pendant les deux guerres; le mouvement wallon, lui, est totalement ignoré.  A relever aussi une condescendance sociale d'une autre époque : "un modeste avocat liégeois, Joseph Lebeau, fils d'un petit horloger de Huy" (p. 284); "Zénobe Gramme, né dans l'humble village de Jehay-Bodegnée" (p. 302).

 

Conclusion

 

"L'Histoire de la Belgique pour les nuls" (2) n'est décidément pas celle que l'on croit.  En outre, nous ne partageons pas l'enthousiasme de Christian Laporte et Francis Matthys ("Grande Belgique en miniatures", La Libre Belgique, 15 septembre 2015) ou du préfacier Vincent Dujardin pour les aquarelles et gouaches de Jean-Léon Huens, qui puise largement dans une iconographie romantique très datée ou copie de œuvres d'époque; quant à son successeur, il sombre parfois, surtout pour les portraits princiers, dans une mièvrerie écœurante qui rappelle certaines boites à biscuits bien connues.  Il n'est pas étonnant que l'esthétique pseudoréaliste de Huens ait eu tellement de succès aux Etats-Unis, où le style "kitsch",  notamment sur les couvertures de magazine, fait encore fureur.  Une bonne photo vaudra toujours mieux qu'un méchant chromo.

 

On ne peut être que stupéfait que Dujardin, un historien qui a également codirigé en 2014 l'ouvrage collectif consacré au cinquantenaire du F.D.F, décrète, après avoir exprimé de sévères et justes réserves, que l'ouvrage "sera aussi précieux pour les professeurs qui... ont pour tâche de dispenser des cours d'histoire, que ce soit dans l'enseignement primaire, secondaire ou supérieur".

 

Bref, qu'une nostalgie vaguement coupable de votre enfance vous amène à replonger dans Nos Gloires vous sera pardonné, mais n'infligez pas à vos propres enfants ou petits-enfants ce bourrage de crânes indigne, doublé d'un attentat contre le bon gout.

Jean-François Goosse

     
 

Biblio, sources...

*Cet article a également été publié dans 4Millions7, organe de la Ligue francophone et wallonne de la Région de Bruxelles, février 2016

(www.liguewallonnebruxelles.be)

Nos gloires. Une histoire illustrée de la Belgique, texte de Jean Schoonjans et illustrations de Jean-Léon Huens et Auguste Vanderkelen, éditions Historia (1949-1961), réédité par Racine avec une préface de Vincent Dujardin, Ottignies-Bruxelles, 2015, 383 pp.

(1) A noter aussi un pieux mensonge : "Dans le Luxembourg, les chasseurs ardennais ne cédèrent le terrain que pied à pied" (p. 351).  Il n'en fut rien, puisque l'état-major général ordonna leur repli précipité, au grand dam de l'avant-garde française qui tentait de les joindre.

 

(2) Fred Stevens (KUL) et Axel Tixhon (Facultés de Namur), L'Histoire de la Belgique pour les nuls, First éditions, Paris, 2010 : malgré son titre, c'est un ouvrage très sérieux qui intègre les acquis récents de la recherche, même si l'on peut ne pas partager toutes ses analyses.

 

 

 
   

 
     

     
   
   


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