?> Fanfares, spécialistes, et démocratie
Fanfares, spécialistes, et démocratie

Banc Public n° 123 , Octobre 2003 , Celimène



Selon le supplément Victor du Soir du 7 septembre dernier, la mode musicale est actuellement aux fanfares et chorales formées de musiciens amateurs. Ce phénomène nous para”t très intéressant: il pourrait représenter un tournant dans l'évolution de nos sociétés post-industrielles, en ce sens que l'on sortirait enfin du modèle sclérosant qui consiste à réserver chaque activité à des professionnels que les autres humains en sont réduits à observer passivement, puisque, n'étant pas spécialisés dans une activité choisie souvent dès l'enfance, ils ne peuvent rivaliser avec ceux dont le développement physique et mental a été en partie déterminé par celle-ci.


Pour pouvoir briller dans une discipline, il faudrait donc accepter de se développer quasiment exclusivement dans une direction donnée, dont le choix, lorsqu'il doit être fait dès l'enfance, est plus souvent le fait de l'entourage que de l'individu lui-même. Dans ce modèle, chaque activité jugée nécessaire à une société donnée doit être exercée par un spécialiste qui a accepté d'y consacrer la plus grande partie de son temps et de son énergie, pour pouvoir arriver au niveau de technicité et de qualité requis.

Ce modèle est évidemment très performant, en ce sens qu'il permet, pour les individus pour lesquels le choix a été réussi, c'est-à-dire qui disposaient des qualités physiques et mentales nécessaires, et qui ont pu acquérir suffisamment d'intérêt ou de goût pour l'activité en question, d'obtenir des êtres humains extrêmement performants dans un domaine déterminé: musiciens jouant de tel instrument, chirurgiens spécialisés dans tel ou tel type d'opération, sexeurs de poussins pour l'industrie agro-alimentaire, techniciens spécialisé dans telle ou telle marque de photocopieuses ou de machines à laver, etc.

Par contre, il génère certainement un déchet très important, générateur d'un profond sentiment de frustration, chez tous ceux dont le choix imposé ne correspondait pas aux aspirations ou qui ne possédaient pas des qualités indispensables pour briller dans le domaine considéré: enfants dont un des parents a choisi l'avenir en fonction des professions qu'il juge valorisantes, ou qui souhaite que son enfant réalise à sa place la carrière dont il a été privé par ses propres parents, enfants d'ouvriers orientés d'office par les centres PMS dans les filières de l'enseignement technique et professionnel dont il est très difficile de sortir par la suite...

Ceux qui ont plus ou moins réussi dans leur domaine attendent parfois avec impatience de pouvoir prendre leur pension pour pouvoir se consacrer aux autres activités qui les intéressent, mais qu'ils ont dû abandonner ou mettre en veilleuse faute de temps. Beaucoup passent les années de leur vie où ils sont les plus performants à attendre d'être vieux, pour pouvoir enfin faire ce dont ils avaient envie, mais que souvent ils ne seront plus capables de faire à cet âge-là.

Car la société ainsi générée, pour ceux qui ne sont pas des génies dans leur domaine - et l'on conviendra que ceux-ci sont très rares en proportion du nombre d'individus actifs dans un domaine déterminé - est fort ennuyeuse pour beaucoup de ceux qui ont supporté le conditionnement militaro-industriel et intériorisé les contraintes morales qui leur permettent de continuer dans cette voie: sens du devoir, respect des engagements et des attentes légitimes d'autrui, peur de perdre son salaire ou sa position sociale, etc.

Par ailleurs, la spécialisation de certaines fonctions présente des inconvénients sérieux:

- en politique, le modèle démocratique s'oppose à la spécialisation des fonctions de responsabilité, dans la mesure où celle-ci entra”ne la création d'une caste de "décideurs" fonctionnant en vase clos et décidant à la place de ceux qu'ils étaient censés représenter, alors que dans le modèle démocratique la prise de décision doit être collective;

- du point de vue de l'aménagement du territoire, la spécialisation et l'individualisme qu'elle induit conduisent à des aberrations urbanistiques: la plupart des architectes veulent réaliser les b‰timents à leur façon, indépendamment de l'environnement où ils se trouvent, ce qui aboutit souvent au massacre du paysage, comme par exemple dans le Brabant wallon défiguré en l'espace de quarante ans par les lotissements intempestifs de maisons rivalisant de laideur - le dernier avatar étant le "style fermette" -, alors que des siècles d'habitat rural réalisé en commun par tous les habitants de la région y avaient inventé une architecture adaptée aux conditions géographiques et climatiques, dont l'harmonie qui subsiste encore dans certaines sous-régions comme à Lasne fait de cette commune l'une des plus recherchées, partant les plus chères, de Belgique;

- dans le domaine judiciaire, la population ne supporte plus que la fonction judiciaire soit l'apanage de spécialistes s'exprimant dans un langage abscons et prenant des décisions aberrantes par rapport au sens commun et à l'efficacité de ce pouvoir dans la gestion de la société;

- du point de vue médical, les excellents chirurgiens spécialisés sont certes extraordinairement utiles dans leur fonction curative, mais il faut également que l'ensemble des individus disposent de connaissances médicales suffisantes pour pouvoir organiser la prévention, c'est-à-dire les règles de vie permettant de conserver un corps en bon état le plus longtemps possible, les actes à poser ou à éviter en cas d'accident;

- dans le domaine musical, la spécialisation permet des productions d'une qualité d'exécution exceptionnelle, mais réduit le plaisir musical de la majorité à celui d'une consommation passive, avec pour conséquence notamment de stériliser la création puisque celle-ci nécessite de pouvoir t‰tonner, s'inspirer des créations populaires...

La redécouverte des fanfares et autres chorales dans nos régions fait penser également à la convivialité de la musique africaine, dans laquelle tout le monde peut participer à la création, à l'exécution, et même à l'élaboration des instruments, qui utilise les ressources locales d'une façon souvent assez géniale, comme cet instrument à agiter formé tout simplement d'une gigantesque cosse de 40 cm style petit pois ou haricot, séchée et fumée selon une technique particulière qui laisse chaque graine dans son alvéole, ou les demi calebasses auxquelles on suspend des coquillages très solides qui en font un instument de percussion et ont également un rôle décoratif lorsque le l'instrument sert de récipient pour la cuisine !

Dans un autre ordre d'idées, la spécialisation, la recherche de la performance dans la gestion du temps, la rationalisation, dans la gestion de problèmes humains peuvent conduire à des situations totalement aberrantes et inhumaines.

Par exemple, la famille moderne limitée aux parents et aux enfants, qui doivent en général vendre leur temps contre un salaire leur permettant de subsister moyennant une incessante course contre la montre, n'a plus le temps de s'occuper des a”nés lorsque ceux-ci commencent à souffrir de dysfonctionnements, dont la probabilité augmente avec l'‰ge.

Le modèle occidental dominant propose alors une rationnalisation: ceux-ci seront placés et regroupés dans une maison de retraite en vue de bénéficier de soins spécialisés.

Le hic, c'est que contrairement aux bébés qui peuvent apprécier la présence de leurs congénères dans les crêches (surtout ceux qui n'ont pas de frères et soeurs et se croyaient uniques), peu de vieillards apprécient d'être entourés exclusivement de leurs contemporains, qui plus est lorsque ceux-ci décèdent les uns après les autres, et ce d'autant plus vite qu'ils ont dû renoncer insidieusement ou parfois brutalement à leur libre arbitre et à leur dignité.

Comme dans les autres entreprises, l'état de droit s'arrête souvent aux portes de celles-ci, spécialement lorsque les êtres humains censés en bénéficier sont en situation de faiblesse et/ou de dépendance.

Nous connaissions un vieux monsieur de plus de nonante ans qui, suite au décès de son épouse, s'était retrouvé seul dans sa maison. Après quelques mois, le personnel qui lui apportait sa soupe avait remarqué qu'il lui arrivait d'oublier de la manger à midi, et lorsqu'il la mangeait il en renversait parfois une partie sur ses vêtements.

Les personnes extrêmement dévouées et attentives de sa famille, qui lui rendaient visite pratiquement tous les jours, ont alors cru qu'il serait mieux, pour son bien, d'être placé en maison de repos, ce à quoi il donna son accord sachant que le home proposé se situait dans le village de son enfance.

Après quatre jours, il souffrit d'une attaque cérébrale rendant cette fois impossible son retour à son domicile, puis il mit presque un an à mourir dans un état pitoyable. Une des choses qu'il n'avait pas supportées lors de ce changement de cadre était que, selon la procédure en vigueur dans cette maison de repos, le personnel lui mettait des langes alors qu'il n'était pas incontinent. Résultat: il était furieux, bloquait sa porte pour ne pas être dérangé, jetait des objets par la fenêtre. On l'avait même aperçu tout nu une fois où il avait décidé de s'habiller tout seul. Rassurez-vous, cela n'a duré que quatre jours: ensuite il est resté couché tout le temps, bien sagement, et a certainement bénéficié d'énormément de soins très compétents, dans lesquels notre sécurité sociale a sûrement investi beaucoup de moyens.

Celimène

     
 

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