Politique belge

Banc Public n° 115 , Décembre 2002 , Catherine VAN NYPELSEER



Le mois passé, nous relayions l’inquiétude d’étudiants quant à la capacité des universités à former des praticiens, dans le dossier concernant le projet de remplacement des cours CAPA organisés par les barreaux à destination des avocats-stagiaires par un DES confié aux universités.
Le livre d’Alain Eraly exemplifie cette distance entre l’enseignement universitaire et la pratique dans le domaine de l’action gouvernementale. Son auteur, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste de management public, a essayé de modéliser ce qu’il a appris lors de son expérience de trois ans comme chef de cabinet d’un ministre de la Région bruxelloise.

Le moins que l’on puisse dire est que cette expérience pratique a dû être douloureuse et décevante, pas du tout conforme à l’image idéalisée qu’il s’était faite de l’extérieur de la fonction ministérielle. Au lieu de se contenter de se retirer, il a tenté d’utiliser ses outils intellectuels de sociologue ainsi que la connaissance du milieu acquise par l’exercice effectif d’une fonction de haut niveau pour tenter d’en décrire les rouages, d’en montrer les dysfonctionnements et certaines de leurs causes.
Cette description analytique permettra peut-être à d’autres de modifier les règles du jeu. Il est sûr que son ouvrage, par la simple observation et description qu’il comporte, entraînera une réflexion en profondeur puis des modifications dans les pratiques, qui aboutiront peut-être à rendre ce milieu moins débilitant et donc à permettre à des personnes plus idéalistes, plus sensibles à l’intérêt général d’y réaliser une meilleure gestion de la chose publique.
En effet, l’impact du regard des autres est extraordinaire - que l’on songe au déchainement de passions lorsque des citoyens veulent filmer la police à Anvers ! - spécialement dans les milieux politiques où l’image joue un rôle essentiel. Des pratiques connues depuis longtemps par ceux qui s’intéressent à la vie politique sont rassemblées et étudiées sytématiquement, ce qui est le premier pas vers leur modification.Eraly commence par décrire le comportement et les mobiles des ministres eux-mêmes. Sans-cesse préoccupés de leur image, non parce que le milieu sélectionnerait les personnalités particulièrement narcissiques, mais parce que cette image est la condition de leur puissance politique, ils n’ont que peu de temps à offrir à la réflexion, à l’étude des dossiers relevant de leur ministère. Il en résulte qu’une grande partie de l’énergie de leur cabinet est consacrée à leur positionnement vis-àvis des médias, de leur parti : les militants des sections locales, les barons, des groupes de pression, spécialement ceux dont ils ont choisi d’incarner les revendications, en vue d’obtenir les voix de leurs sympathisants.

Agissant sans cesse dans l’urgence, sur base d’un agenda dicté souvent par les médias, ils ne peuvent jamais dire ce qu’ils pensent - pour autant qu’ils aient le temps et la compétence de se forger une opinion, ce qui est loin d’être le cas en général, selon Eraly - mais doivent toujours tenter de dire ce qui les positionnera favorablement dans l’opinion. Leurs collaborateurs analysent leurs prestations, dans un débat télévisé ou un conseil des ministres, en termes de victoire ou de défaite personnelle, sans que le contenu des décisions politiques, leur adéquation aux nécessités de la gestion de la cité, n’entre en ligne de compte.
Comme dans un “bac à sable”, les nouveaux venus, à la fois par mimétisme et parce que les règles du jeu ont été établies avant leur venue, doivent se conformer à celles-ci. Or, le poste ministériel durement conquis ne débouche pas sur un pouvoir véritable du Ministre qui, en Belgique est soumis à la collégialité des décisions. Seul le conseil des ministres a le pouvoir de décider, mis à part les arrêtés de délégation, réduits, et qui peuvent même être remis en question. Cela implique un droit de veto de chaque ministre sur les projets de ses collègues, dont il est abondamment fait usage, peu à cause du contenu des décision à projetées, mais plutôt pour pouvoir marchander un accord contre l’approbation d’un autre dossier, ou pour obtenir d’en partager le bénéfice médiatique.


On en arrive au paradoxe suivant: condamnés à paraître omniscients et omnipotents dans les médias et vis-à-vis des électeurs, parce que perdre la face publiquement fragiliserait leur pouvoir, leur capacité d’influer sur les décisions et même de conserver leur poste, ils n’ont en fait que peu de pouvoir, et surtout un pouvoir négatif de bloquage des projets des autres.
Alors ils compensent en achetant de belles voitures de fonction, en déjeunant dans des restaurants huppés, en faisant rénover leur bureau à grands frais... aux frais de la collectivité. Qu’une femme vole deux paquets de café, elle sera renvoyée sur le champ, par quelqu’un qui trouve normal d’envoyer le chauffeur du cabinet chercher sa famille à la mer... (p.126)

Par rapport à la gestion d’une entreprise privée, ce qui frappe Eraly, c’est l’absence de pouvoir hiérarchique. Le ministre n’est qu’un maillon dans un réseau dont les autres n’ont pas plus de pouvoir. Même un président de parti doit développer des stratégies compliquées pour obtenir un vote de ses parlementaires, allant jusqu’à devoir littéralement l’acheter.
Il n’y a aucune organisation rationnelle du travail: des dossiers importants et complexes ne sont jamais discutés ou expédiés en quelques minutes tandis qu’un énergie folle est consacrée par exemple à de petits dossiers de nominations, peut-être parce que ceux-là au moins, les ministres les comprennent... mais leurs collaborateurs dans les cabinets, souvent imposés par le parti, ne sont pas nécessairement plus compétents: un ancien ministre s’était vu imposer des collaborateurs provenant des fédérations de Namur et de Luxembourg, pour compenser qu’elles n’aient pas de ministre. (p.45)
Une grande part de leur travail consiste à surveiller l’action des autres cabinets dans une atmosphère de suspicion paranoïde, réclamant un dévouement voire une soumission servile à la personne du ministre.


Les militants influencent peu les décisions politiques: les congrès sont des sortes de grands messes visant à entériner des décisions prises à l’avance par un petit nombre de barons. Celui qui ose émettre un avis critique doit être très fort psychologiquement. De toutes façons, son intervention n’a aucune chance d’aboutir, tout étant organisé pour ne pas laisser de place au débat. D’ailleurs, les militants ne le demandent pas: ils se contentent de cette adhésion affective, cette communion physique, à laquelle ils n’assistent souvent que pour être vus et donc se placer en vue d’une place dans un cabinet, d’une promotion dans l’administration...


Si le livre d’Eraly se veut général et impersonnel, ouvrage d’analyse plus que de polémique, les témoins qu’il a interrogés ayant d’ailleurs requis l’anonymat, tel n’est pas le cas, au contraire, du livre de Marc Preyat sur Louis Michel: il s’agit d’une biographie dans un style journalistique, visant à décrire la personnalité du ministre des affaires étrangères ainsi que sa trajectoire politique.
La personnalité de Louis Michel doit beaucoup à son éducation dans une région proche de la frontière linguistique - son père parlait les deux langues - et au café de Hoegaarden tenu par son oncle dans lequel il passait tous ses week-end et dont il était la mascotte. Pour Preyat, “il apprend la vie en écoutant les conversations des clients du bistrots”. Suite à la faillite de l’entreprise de maçonnerie de son père - qui travaillait beaucoup mais ne surveillait pas toujours les paiements -, le train de vie de la famille chute brusquement et, à 14 ans, il doit travailler pendant les vacances scolaires comme manoeuvre sur les chantiers de la rue de la Loi et de la rue Beliard à Bruxelles. A cette occasion, il expérimente le regard méprisant des bourgeois pour les ouvriers. Ensuite, le décès de son père et une sombre histoire de bourse d’études refusée par un ministre socialiste l’empêche de poursuivre des études universitaires. Il prend alors par réaction une carte au parti libéral...


Bien des années plus tard, nous le retrouvons “dans le sillage de la locomotive Gol”. Il est devenu “l’idiot utile de cet étrange animal politique qu’est Jean Gol”, qui lui désaprend “à être sommaire”. Selon Preyat, son expérience d’exécuteur des basses oeuvres de Gol, comme d’aller chercher des enveloppes, le conduira plus tard à être à l’origine de la loi sur le financement des partis. Malheureusement, son attachement aux permanences sociales ne le destine sans doute pas à oeuvrer à d’autres réformes, qui mettraient fin au lotissement de l’appareil d’Etat par les partis.

Preyat décrit encore un homme colérique, violent: “il hurle, vitupère, invective...”; il est blessant, attaque parfois ses ennemis politiques dans leur vie privée. Dans ses tracts électoraux, il se décrit comme un homme de terrain, un rural. C’est à Jodoigne qu’il a bâti ses méthodes politiques. Mais c’est aussi un être sensible, capable de pleurer après un débat difficile. Personne ne lui prédisait une carrière brillante. Mais il a la baraka: le décès de Jean Gol, puis sa “nomination surprise comme ministre des affaires étrangères” lui ont “donné des ailes”.
Par un autre biais que l’étude d’Eraly, Preyat nous donne à voir comment se construit la politique de notre pays, via la trajectoire surprenante d’un homme. Il s’agit d’un ouvrage de circonstance, écrit rapidement, et qui ne prétend pas répondre à toutes les questions que l’on se pose...


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

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La miraculeuse ascension de Louis M.

Marc Preyat
Labor
168 p - 14,25 Euro

 
     

     
 
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