CHRONIQUE D'UNE MORT ANNONCEE

Banc Public n° 73 , Octobre 1998 , Frank FURET



Suite au décès très médiatisé de Sémira Adamu, la démission de Louis Tobback, lampiste en chef, qui s’est déclaré “très marqué par l’évènement” une fois que le scandale fut devenu substantiellement public (rappelons que ce n’est pas la première mort par expulsion), sous les applaudissements et l’admiration générale - le sempiternel courage politique - et de celle d’un lampiste en second (le commandant de gendarmerie à Zaventem qui a d’ailleurs non pas démissionné mais simplement demandé une autre affectation) laisse les organisations sensibilisées aux problèmes sur leur faim.

Un spectacle de consolation et le sacrifice de quelques individualités ne suffiront à occulter ni la responsabilité collective ni les problèmes de fond: qualité de l’accueil et de l’intégration des immigrés, volonté réelle des autorités de lutter contre les clandestins (qui représentent une main d’oeuvre pas chère et socialement peu dangereuse), responsabilités occidentales dans les problèmes vécus dans les pays que les demandeurs d’asile veulent fuir.

Contre-attaque

Le spectacle médiatique a généralement l’art de monter les évènements en épingle et d’en gaver le public jusqu’à ce que, lassé, il s’en détourne et retourne vaquer aux occupations qui conviennent mieux à son rang. Une contre-attaque désinformationnelle a bien été tentée, qui a pour objectif de semer le doute dans l’opinion: une fois le choc passé, et l’émotion suscitée par l’évènement un peu retombée, on a bel et bien tenté d’accompagner ce reflux de considérations et de représentations qui relativisent et éludent les interrogations qu’elle avait fait naître. Les commentaires accompagnant fort harmonieusement l’inévitable tassement de l’émotion et de l’indignation, confortent le public dans ses doutes et l’invitent à ne pas se mêler de faits qui ne sont pas censés le concerner.

Ainsi Le Soir n’a pas résisté à l’envie de publier un entretien avec l’aumônier de l’aéroport de Bruxelles national; chargé d’aider les sauvages en détresse à trouver la force de rentrer dans leurs foyers et d’y commencer une vie nouvelle, le saint homme a cru de son devoir d’ânonner, comme Louis Tobback, que la violence dans les centres fermés a été induite par le Collectif contre les expulsions (alors que les violences remontent à 10 ans au moins, et que le Collectif existe depuis avril 1998) et ce, en dépit de tout le respect, l’amour et l’humilité que sa charge l’oblige à affecter envers l’humanité. Le prêtre a cru pouvoir affirmer avoir connu suffisamment Sémira pour pouvoir décréter qu’elle “s’amusait” du fait que la Belgique puisse croire à son histoire de mariage forcé. Or, si elle avait inventé son histoire de toutes pièces, on imagine mal la rusée Barbare en avoir fait état devant un quelconque représentant de l’autorité, fût-il confesseur. Quant au gendarme récidiviste impliqué dans le décès inopiné de l’impétrante, Le Soir a là aussi sérieusement enquêté sur son profil psychologique: qui d’autre que le patron du Snooker - un copain de 20 ans - que le pandore fréquentait assidûment eut mieux pu éclairer le bon peuple sur ce chic type, bon client de surcroît, qui eut même l’humanité d’avoir les mains moites alors que ses collègues tentaient, à l’aide d’un coussin, d’endiguer les rouspétances de la fâcheuse non-Européenne ayant eu le culot de prétendre occuper le plat pays sans même avoir eu l’intelligence d’y naître?

L’Europe de Schengen dresse des barrières, érige des murs, rehausse ses remparts. Les réfugiés sont maltraités par les administrations chargées d’exécuter des décisions politiques définies dans l’abstraction (objectif: 15.000 expulsions par an en 2002). En application (2) des accords de Schengen, la Belgique ferme ses frontières aux migrants sans se préoccuper de l’avis des organisations de défense des droits de l’homme: le gouvernement procède à des incarcérations en centres fermés en vue d‘expulser et ces expulsions sont effectuées sans aucune considération humanitaire: mineurs d’âge refoulés dans leurs pays où ils n’ont aucune famille, parents qui se retrouvent séparés de leur enfant, malades expulsés là où il n’y a aucune structure médicale capable de les prendre en charge: les principes élémentaires de respect de la dignité humaine sont systématiquement et délibérément violés par l’État et l’Office des étrangers. Les structures chargées de jouer les Charles Martel ne font pas dans la dentelle, même si elles ont essayé de minimiser “l’incident” en le bavurisant. Ainsi une phrase prélevée dans un livre signé Louis Tobback intitulé “Noir sur blanc” exprime sans ambages toute la finesse de vue du grand homme d’État: “Ces réfugiés se ruent chez nous comme des mouettes sur une décharge”, déclare dans un lyrique élan le martial ex-président du SP. Ces subtils propos auraient-ils contribué à légitimer les comportements orduriers adoptés envers nos féroces envahisseurs? Il n’est pas écrit “gros con” sur le front délicat du pénultième ministre de l’intérieur, certes, mais il est certainement légitime, au nom de la transparence démocratique, de le déplorer vivement.

Exemples vécus

Quelques cas racontés par le “collectif de résistance aux centres pour étrangers” (3) témoignent eux aussi du sens admirable de la nuance et du discernement qui habite généralement les responsables et exécutants chargés de repousser les hordes barbares désireuses de s’incruster en nos hospitaliers paradis sans l’avoir mérité par quelque divine loterie. Arbitraire et manque de transparence imprègnent souvent le refoulement des milliers d’étrangers dont “on” ne veut point ici. Le concept de “garanties donnant droit à évoluer librement dans une civilisation raffinée mais complexe” semble parfois un peu vague pour les cerbères musclés chargés d’évaluer les mérites des sauvages souhaitant tâter de l’Éden.

Vincent Lurquin raconte l’histoire d’un étudiant sénégalais venu rendre visite à son frère en Belgique: coincé en transit à Zaventem, les gendarmes ont tout d’abord décrété que le passeport de l’étudiant était un faux (alors qu’il était parfaitement valable, tout comme la prise en charge); l’Office des étrangers renverra tout de même le frère de l’étudiant par le premier avion, la somme qu’il avait sur lui (5.000 dollars pour un mois) “aurait pu s’avérer être de faux dollars”.

Évoquons le cas de cette veuve algérienne, munie d’un visa d’un mois, arrivée en Belgique pour régler des problèmes de succession et de pension de veuve suite au décès de son mari survenu à Charleroi; elle se vit ordonner de quitter le territoire dans les 5 jours; son conseil obtint un rendez-vous avec l’Office des étrangers pour tenter de négocier une prolongation d’un mois, mais avant le rendez-vous, notre Algérienne fut incarcérée à la prison de Mons en vue de son expulsion.

Les centres fermés servent à détenir dans des conditions de vie inhumaines, et la coercition est très dure en cas d’indiscipline (suspension des communications, des activités de détente, placement en cellule d’isolement, contrainte physique: camisole de force, menottes aux poignets et aux chevilles); les pensionnaires des centres fermés sont soumis à l’arbitraire d’une administration qui a tout pouvoir et qui inflige des sanctions prévues dans un règlement - calqué sur celui des prisons - qu’ils interprètent à leur guise.

Qu’on ait tenté de criminaliser médiatiquement les “cow-boys du collectif”, comme les nomme, non sans une certaine condescendance (craintive?) un pigiste (bien dans le ton suffisant qui flatte la fatuité de la classe moyenne du grand quotidien) du Soir ne surprendra sans doute que les niais; ceci est tout à fait dans l’esprit de l’article 342 dont on comprend mieux la portée à la lumière de ce qui arrive actuellement aux empêcheurs d’abuser tranquillement du pouvoir. Saluons, enfin, les héroïques retournements de veste opérées par nombre de parlementaires wallons (libéraux y compris) qui avaient voté les lois Vande Lanotte et réjouissons-nous: l’art de lécher le postérieur électoral - dans toutes les positions, quelle souplesse, bravo - ne semble pas être près de se perdre. Aaah, comme la démocratie peut être belle, parfois.


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1) Collectif de résistance aux centres pour étrangers, rue Pierreuse, 23, 4000 Liège (tel O4/221 36 17) “Dossier d’information”, 100Fb.
(2) Alternative libertaire, sept. 98: “Silence, on déporte”
(3) Cf (1)

 
     

     
   
   


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