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NEW YORK SUR SENNE Au sujet des soi-disant «émeutes» à Saint-Josse
Banc Public n° 71 , Juin 1998 , Serge KATZ
Ca tombait bien. Tandis que l’on entamait la discussion sur la «spécificité bruxelloise» en matière de réforme des polices, voilà que la violence flambe dans les bas quartiers de ce «Nord» qui devait élever Bruxelles au niveau de New York. Comme pour tout événement qui vient à point dans la «zwarte vlek» (1), la presse s’emballe... et c’est n’importe quoi.
On a écrit tout et son contraire : la mafia, les intégristes, les bandes organisées, les problèmes entre les putes et la population immigrée, en oubliant qu’il avait failli y avoir mort d’homme. La presse fait son travail. C’est bien! Mais : ou bien elle le fait mal lorsque, ignorant du terrain, le journaliste rapporte un seul point de vue étayé par de vagues impressions personnelles e t des ouï-dire - ou bien elle est vendue aux plus sinistres des ambitions politiques. Dans les deux cas le résultat est d’un plat cynisme, car rien ne pèse moins lourd que la vie d’un homme - a fortiori d’un Marocain - pour les stratèges du pouvoir en Belgique.
Le "Quartier"
Il n’y a pas eu d’émeute mais une simple et tragique bagarre, qui toutefois pose de vrais problèmes que l’on dissimule sous le nom d’Ȏmeute». Cela a lieu dans un quartier «chaud» connu de chacun. Un quartier de bordels et de petites habitations communales ou privées entourées de hauts hôtels et bureaux et dans lesquelles vivent surtout des familles turques et marocaines, le plus souvent pour celles-ci depuis trois générations. Il n’y a pas à proprement parler d’»autochtones», puisque ces dames des carrées y officient, elles aussi, depuis fort longtemps. «Elles sont là . “Faut pas qu”elles soient trop déshabillées évidemment. Mais elles travaillent. Elles tirent leurs rideaux. Et quand elles ont fini, elles rentrent chez elles comme tout le monde. Et il n’y a pas de problème».
La plupart des habitants sont musulmans. Pas plus que les catholiques ils n’approuvent la prostitution. Ils ont par ailleurs encore de nombreuses choses en commun avec les bonnes familles catholiques de notre pays : de nombreux enfants, des origines paysannes, une structure familiale élargie très hiérarchisée et fondée d’une part sur la figure du père et, d’autre part, sur la solidarité entre les «frères» qui, dans leur situation de relative pauvreté, agissent sur un commun territoire. La morale religieuse pose donc bien un «problème» face au stupre de «Babylone», mais l’urbanisation progressive de ces travailleurs immigrés l’ aplanit. C’est que le musulman citadin n’est pas plus religieux que le catholique, au point que certains ne prient qu’à l’étranger (donc en Belgique) et, histoire de ne pas perdre leur identité mixte, redeviennent athées au pays. Pas de fanatisme donc. Juste de l’hypocrisie comme dans toute religion. La communauté musulmane, et encore moins la communauté marocaine, ne constitue pas d’ensembles cohérents. Le Marocain, plus encore que le Turc au passé impérial, demeure indécrottablement régionaliste. Un Tangérois n’est pas un Rifain. Un Casablancais n’a rien à voir avec un Fassi. Turcs comme Marocains se regroupent selon leur «bled» d’origine. Parmi les Marocains, ce quartier est surtout occupé par les Tangérois. Or, Tanger est une ville, et la plus résolument tour née vers l’Espagne et l’Europe de tout le pays. Ancienne ville de pirates jalouse de ses privilèges, port de pêcheurs, marchands et trafiquants, elle connaît aujourd’hui un boom immobilier par le développement programmé d’une hasardeuse classe moyenne. Tanger ne saurait donc produire de culture ignorante des problèmes urbains, même si des traditions plus rurales se font encore sentir. C’est pourquoi ce sont précisément les Tangérois qui peuplent le quartier et non par exemple les Rifains installés plus à l’Est (Les Casablancais, quant à eux, se regroupent plutôt à Liège, et les Fassi demeurent plus marginalisés des autres groupes).
Une prostitution bien encadrée
La prostitution s’est développée naturellement à proximité de la gare, mais profita surtout du chantier Nord et du Centre de Communications Nord (CCN) pour exploser sur des terrains publics ou privés «en friche» qu’elle suit au fur et à mesure de leurs mouvements. Le Quartier qui nous intéresse est pourtant un «vieux» quartier de carrées, louées entre 20 et 40.000 francs et surtaxées par les propriétaires et pouvoirs communaux lorsque ceux-ci ne se confondent pas. Il s’agit donc d’une prostitution officielle, protégée par les autorités avec les émoluments d’usage. A côté de ce vieux commerce sexuel, ou plus exactement un peu plus bas, vient se regrouper une prostitution plus «nomade» en attente de promotion. Ces filles, qui “tournent” le plus souvent de Liège à Anvers et d’Anvers à Bruxelles, font le trottoir le long de la ligne de chemin de fer, dont un bon nombre sur la place Saint-Lazare. La plupart sont illégales et, par conséquent, à la merci de tout souteneur puisqu’elles doivent rester clandestines et ne possèdent nul droit. Lorsqu’elles sont à Bruxelles, elles dorment dans d’anciennes tours abandonnées (centre Rogier), ou des immeubles de logements consentis lors de la construction du quartier Nord. Elles se réfugient dans certains cafés de la place où leur souteneur le plus visible - généralement d’une proche origine - possède des comptes avec le tenancier pour, entre autres choses, la location du trottoir. Une extrême minorité parvient à se trouver une place dans les plus mauvaises carrées où elles «en remettent» ostensiblement sur la marchandise. Il y a un an, la majorité venait d’Extrême-Orient. Puis on a vu des ressortissantes de Pologne. Par ailleurs la dernière rafle d’envergure d’illégaux Polonais se déroula rue Royale Sainte-Marie il y a deux mois. Maintenant on ne voit plus que des noires, dont les fameuses Dominicaines.
Toutes ces filles, y compris celles des carrées, vont faire leurs emplettes et téléphonent dans les commerces du quartier où elles rencontrent naturellement les habitants immigrés. Ils se côtoient donc durant leurs heures de «non-travail» - en principe. Cela ne pose pas de problèmes avec la prostitution fixe, dans la mesure où l’on y rencontre surtout un proxénétisme immobilier. Mais les proxénètes des «nouvelles» participent d’une toute autre conception du lieu et du temps de travail, puisque leur territoire demeure extensible, n’étant pas délimité par une propriété officielle, sinon celle issue d’une violence immédiate et visible.
Que s’est-il passé?
«Un Dominicain découpe deux Marocains dont un gravement. Le quartier manifeste sa colère». Aucun journal ne se serait satisfait d’un titre aussi objectif. Ca ne se vend pas. Et puis, il ne faut pas confondre La Lanterne, ou même Le Soir avec Le Monde. Poussant l’analyse à un point qui ne dépasse pas les rumeurs, la presse s’en remet donc aux pistes frayées par les plus retentissantes des récentes enquêtes de gendarmerie. Premièrement, il y a un mois, on a découvert un réseau terroriste islamique lié au trafic de drogue dans diverses communes des faubourgs. Deuxièmement, on a vu des personnes adultes en djellabas observer la foule des Marocains en colère. Or, toute personne qui se promène en djellaba est un intégriste. Donc, l’émeute a été manipulée par les intégristes. C’est simple et efficace. Mais ça ne marche pas avec tout le monde. Aussi Le Soir publie-t-il deux jours plus tard (21 mai) l’interview d’un responsable de mosquée condamnant la prostitution mais insensible à «un règlement de compte entre des souteneurs Sud-Américains et Marocains»
La presse locale se met au garde-à -vous et l’on voit se multiplier les photos de policiers qui arrêtent des proxénètes. Le problème se situerait donc entre les putes et les jeunes du quartier, tous plus ou moins proxénètes. Pour preuve : les jeunes cassent les vitres des carrées et du café dans lequel la bagarre a eu lieu. Par ailleurs, on se focalise sur le frère de la principale victime (2), que l’on interroge et photographie à tour de bras sur le terrain dans des attitudes pour le moins agressives. Le frère de la victime pouvait-il montrer un autre comportement, moins subjectif?
Évidemment non, mais l’image fait passer les émotions, bientôt étayées par les notions policières telles que «bandes organisées». Ensuite, plus rien... Relayer les fantasmes les plus rocambolesques et les sources les plus extrêmes pour créer l’émotion: voilà le B.A. ba de notre journalisme...
Le lecteur comprendra mon dégoût lorsqu’il saura l’ironie d’un tragique événement qui eut lieu au départ pour une simple place de parking. Comment peut-on mourir pour une place de parking? C’est ce que ne sauraient expliquer les journaux sans démoraliser la population. Pourtant, ce n’est pas rien, une place de parking, surtout dans une petite rue à grande circulation qui valorise fortement ses trottoirs (3). La nuit du 18 au 19 mai, des Marocains résidant le quartier tentent de garer leur voiture. De ce fait ils se heurtent à la limite mal définie du territoire du Dominicain qui garde ses filles et entend également garder la place pour ses clients. Une altercation s’ensuit où les Marocains prennent le dessus à deux contre un. Le Dominicain se réfugie alors dans le café. Les Marocains le suivent et c’est alors que, se voyant perdu, le Sud-Américain prend un couteau dans sa chaussure... Il s’enfuit ensuite pour venir se réfugier chez une parente dans un de ces grands immeubles de logements minables qui forment la place Saint-Lazare.
Comme les victimes sont de ce quartier qui ressemble à un village, la rue de la Rivière se trouve bientôt noire d’une foule révoltée qui demande justice. Comme la police ne réagit pas assez vite à leur goût, des «jeunes»- qui ne sont pas non plus des enfants de coeur mais peuvent dépasser 30 ans - commencent à casser la vitrine du café concerné puis d’autres alentour. La gendarmerie - qui possède une école place Rogier - apparaît pour rétablir l’ordre. L’émeute de Saint-Josse ne prendra pourtant fin qu’à l’arrestation de l’agresseur, après la visite des appartements du grand immeuble où il s’était réfugié.
Le lendemain, les autorités interdisent l’ouverture des carrées jusqu’au samedi suivant. Le surlendemain, les prostituées montent à l’hôtel de ville. Leur «marche pour la paix» consiste à défendre leur travail. Mais la population locale les bombardent d’oeufs, d’autant plus que certaines putes ne sont autres que des travestis peu appréciés des musulmans. Pendant ce temps, l’établissement concerné par le drame est sévèrement gardé par deux hommes bien baraqués. La police multiplie les rondes. La gendarmerie stationne un peu plus bas. Enfin, le blessé le plus grave est déclaré hors de danger. Le quartier se calme. Durant une semaine la chasse aux prostituées illégales fut ouverte par la police communale. Mais lorsqu’on sait que pour cent demandes de légalisation, cinq seulement sont accordées, il semble qu’on a pas fini de chercher une solution...
La mémoire
Dans ce quartier du nord de Bruxelles, tout le monde est très pauvre et pourtant, on y gagne beaucoup d’argent. Entouré des plus audacieuses créations du plan « Manhattan «, du « Centre de Communication Nord « et de prestigieux hôtels, le quartier, autrefois Marocain, est progressivement investi par les Turcs qui, grâce à leur expérience du bâtiment, tentent, selon leurs moyens, de transformer quelques taudis en logements habitables. Quant aux autres, ils vivent pour la plupart dans des habitations communales de bas standing.
Le «plan Manhattan», comme le rappelait Georges Timmerman (4), est devenu le «symbole (international) de l’anti-urbanisme : technocratique, gigantesque, asocial. Les autorités ont dépensé 20 milliards dans le projet. Dix mille habitants ont été chassés des lieux. Résultat : un quartier qui donne l’effet d’avoir été bombardé et, au milieu, quelques tours, un quartier de bordels, des terrains vagues qui font office de terrains de foot». Depuis 1991, des tours prévues ont poussé et l’on ne joue plus au foot dans les terrains vagues sévèrement gardés. Non pas que ceux-ci disparaissent, bien au contraire, mais parce que c’est maintenant tout le quartier, et non plus le seul CCN, qui s’est transformé en mass private properties : «une notion de propriété vague, où la limite entre les domaines privés et publics est insaisissable. Une forme d’urbanisme qui, comme un aimant, attire la petite criminalité et, par ricochet, les firmes de gardiennage. « Oui. Mais, dans le cas qui nous occupe, où est la criminalité et où est le gardiennage?
Le plan (voir page 3) montre le lieu de la rixe par rapport au «quartier nord» : c’est la croix entourée d’un cercle sous le trait-d’union de Saint-Josse. Si l’Est du chemin de fer semble protégé des grands chantiers, c’est qu’on oublie plusieurs choses : 1° Que sur une profondeur de trois pâtés de maison, de la rue Verte à la gare, la moitié des maisons sont des bordels. 2° Qu’une partie du plan Manhattan concerne la même commune de Saint-Josse pour laquelle il s’agit d’une importante et nécessaire rentrée d’argent. 3° Que l’immeuble IBM (12) et l’immeuble de bureaux anciens vides et à louer qui est adossé à la voie de chemin de fer (B) dépassent tout deux 50 mètres de haut. 4° Que l’on détruit beaucoup dans ces rues, sans pour autant reconstruire tout de suite, comme l’atteste le n ombre de terrains vagues (TV), de part et d’autre de la ligne de chemin de fer. Aussi des logements, modernes mais délaissés (R), et des bureaux inutilisés servent-ils de refuge aux illégaux des deux sexes exploités par des proxénètes. On vient d’apprendre que la « tour Rogier « (8), sera bientôt détruite, elle qui abrita nombre de laissés-pour-compte malgré les promesses de l’investisseur immobilier suédois Residentia Belgium. Et le projet mégalo qui motive cette décision ne promet rien de bon.
On ne s’attardera pas ici sur la spéculation immobilière et les immenses fortunes qu’elle a réalisé. On ne parlera pas de VDB, De Pauw, Blaton et consorts, parce que ce ne sont quand- même pas des criminels. Et on ne dira pas que les innombrables mètres carrés furent remplis au détriment des deniers publics mais à l’avantage de la spectacularité des pouvoirs privés et publics. Qu’importe si le terrain de la tour Morgan (n° 3 sur le plan) fut exproprié pour 1.200 F/m2 par Saint-Josse qui revendit à 12.000 F/m2 tandis que des spécialistes estimaient la valeur du terrain à 150.000 F/m2. Qu’importe encore si la commune a été condamné à verser 20 millions à la Générale de Banque en tant que propriétaire du Manhattan Center (Hôtel Sheraton, n°8 sur le plan) et qu’importe aussi si celui-ci rapporte à la commune 60 millions par ans.
L’argent ne pousse pas en pissant sur du béton. L’effrayant est que cette richesse a été produite pas ceux-là mêmes qui ne trouvent plus de logements décents. L’absurde est que cette somme de travail humain matérialisé ne sera utilisé - encore qu’improductivement - durant fort peu de temps avant de disparaître pour un projet encore plus « moderniste «. L’an 2000 est au trentième étage, mais le Moyen-âge féodal demeure au rez-de-chaussée. Comment croire que, dans ces conditions structurelles, les autorités puissent lutter réellement contre le proxénétisme? Mais jusqu’à quand mourra-t-on encore pour une place de parking?
Serge KATZ |
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Biblio, sources...
(1) «tâche noire» cf. le titre de la Une qui traite des négociations des huit partis sur le statut des polices à Bruxelles dans «De Financiële Economische Tijd» du 26/5/98 : «Brusselse «zwarte vlek» tempert vreugde over politieakkoord». (2) Je connais l’animal. Il a une femme et une fille. Il n’a pas inventé la poudre et souffre d’une parano aiguë de la police. Mais le fait qu’il ai pu organiser ou même commettre quoi que ce soit qui dépasse le recel d’un briquet jetable me fait tordre de rire. (3) Des places de proxénètes itinérants Bruxelles-Anvers et retour sont payées 1.500 francs «plus les pourboires» qui sont toujours très élastiques. (4) Georges Timmerman “Main basse sur Bruxelles, argent, pouvoir et béton”, EPO, 1991
LEGENDE
TR TRavaux TV Terrain Vague L Logements communaux R grands immeubles Résidentiels B grands immeubles de Bureau abandonnés 1 Complexe Baudouin (Building Nord = De Pauw, Blaton, Immobel) actuellement exécutif flamand. 2 Commissariat général aux réfugiés et apatrides, Ministère des affaires économiques et Vlaamse Gemeenschap. (De Pauw 70%, Blaton 30%) 3 Tour Morgan où Cudell a fait un gros cadeau à Building Nord (voir texte) 4 BCC, Proximus et International Trade Unions. Le PPA y prévoyait du logement, mais en accord avec la commune, des bureaux y sont construits avec, en compensation, 20 % de logements. 5 Terrains vagues destinés au logements selon le plan de secteur mais pourtant avec une solide option pour 55.000 m2 de bureaux. 6 Phoenix Building, dont on attend la fin des travaux depuis 1993. 7 Tours Pleïad : 150.000 m2 de bureaux. Quartiers de Belgacom. 8 Centre et Tour Rogier (voir texte) 9 Terrain vague nommé « De Put «, où Residentia compte bâtir depuis 1973 plus de 100.000 m2 de parking et bureaux. 10 Terrain vague destiné aux « tours Gemini « : 100.000 m2 de bureaux inexistants depuis que la Kredietbank a décidé de construire son Q.G. a un autre endroit de Bruxelles. 11 Henry Conscience Building (Vlaamse Gemeenschap), en construction. 12 (De l’autre côté de la ligne de chemin de fer), la tour IBM.
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