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LE CHÂTAIGNIER Pas très loin du Centre du monde
Banc Public n° 111 , Juin 2002 , Yves LE MANACH
La femme dit au serpent : “ Des fruits des arbres du jardin nous en mangerons. Mais des fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas, sinon vous mourriez. ” Genèse, 3 1-24..
J’aurais voulu écrire un livre, un livre fort qui prenne le lecteur aux tripes et qui ne le lâche plus jusqu’au point final, lui laissant un goût de trop peu. J’aurais voulu écrire ce genre de livre qui pousse les lecteurs à se répandre dans la ville pour encourager leurs amis à en prendre connaissance. Si bien que de bouche à oreille chacun en fait l’acquisition et que ce livre obtient un gros succès de librairie. Sans négliger le fait qu’un tel livre peut valoir à son auteur un peu de considération (par exemple se voir attribuer le prix Tristan Corbière de la ville de Morlaix), l’intérêt d’un tel succès est de permettre à l’écrivain de cumuler ses droits d’auteur avec ses allocations de chômage, lui permettant de vivre dans un minimum de décence le début de ce troisième millénaire. Par décence, je n’entends pas le droit de manger dans une assiette en faïence blanche ou celui de faire ses besoins dans un WC en faïence rose, mais la possibilité de se procurer le dernier livre de Michel Houellebecq au rayon nouveautés d’une vraie librairie, plutôt que d’acheter des vieux livres de poche écornés à la braderie du Coin Oublié. J’aurais voulu que mon livre fort commence par un chapitre fort. Par exemple l’histoire d’un homme politique qui se fait assassiner et d’une femme juge (jeune et intelligente) qui, au cours de son enquête, en arrive à soupçonner les dirigeants du parti d’être les commanditaires de cet assassinat. C’est irréaliste, mais c’est fort !
J’aurais pu aussi imaginer l’histoire de la découverte du manuscrit original de la Contemplation du mur, l’oeuvre essentielle de Bodhidharma, dans les ruines d’un temple inca par un adolescent pétri de l’esprit d’aventure. J’aurais pu encore raconter les amours tumultueuses entre l’homme le plus laid de l’Amérique du Nord et la femme la plus jolie de l’Europe des Quinze. Malheureusement, je suis incapable d’écrire un roman noir où il s’agit de doser avec subtilité la part de suspens et celle de prospective sociale. Je ne suis pas suffisamment érudit pour écrire avec autorité sur le fait que Bouddha soit parti vers l’Est. Et je ne suis pas sûr d’être suffisamment pervers pour imaginer les rapports amoureux entre l’homme le plus laid d’Amérique et la femme la plus belle d’Europe.
Je voulais que mon livre soit accrocheur, mais je voulais aussi qu’il respecte ma personnalité. Il me fallait donc écrire quelque chose de fort, mais de simple. C’est la raison pour laquelle, en dernier recours, je me suis résigné à plagier Dieu. Dans son livre, Dieu explique comment il a été obligé de chasser Adam et Eve du Paradis à cause d’un serpent et d’un arbre qui poussait au milieu du jardin. Dans mon histoire je vais raconter comment un arbre, qui était à proximité du centre du monde, a été rejeté à la périphérie par la bêtise du libéralisme politique, et comment les capitalistes japonais ont su tirer partie d’une telle bêtise. Cela aurait pu être une belle histoire d’abondance, comme l’histoire du Paradis ou comme celle du Jardin des Hespérides, malheureusement, le monde libéral spécule sur la pénurie et, par la faute de quelques-uns, mon histoire va finir tristement et d’une manière navrante. Ce qui fait que j’ai peu de chance de me voir attribuer le prix Tristan Corbière de la ville de Morlaix.
Si le prétexte de ce modeste artichaut m’a été fourni par Dieu, la matière m’a été largement fournie par Madame Ariane Bruneton-Governaroti et son article paru dans la revue L’Histoire, numéro 85, année 1986.
Cela commence comme une leçon d’arboriculture. Le Châtaignier, de la famille des cupulifères, est un arbre de première grandeur; bien que son tronc soit relativement court, ses ramifications acquièrent un développement considérable et il dépasse souvent 10 mètres de hauteur. Il ne pousse que dans les sols acides. Il préfère les terres silico-argileuses légères et très bien drainées. Il est parfaitement rustique, mais ne produit abondamment que dans les régions dont les étés sont suffisamment chauds. D’après Alphonse de Candolle, cet arbre est indigène dans les bois des pays montueux de la zone comprise entre le Portugal et la mer Caspienne.
On cultive surtout des variétés de Marrons qui sont des châtaignes améliorées, à fruits plus gros, non divisés intérieurement par des cloisons. Signalons le Marron doré de Lyon (renommés pour leur gros volume), le Marron de Redon , le Marron du Luc, le Marron de Savoie, la Châtaigne verte du Limousin et la Nouzillarde (cultivée spécialement dans le Poitou et dans le Berry). Cela se poursuit sur des signes manifestes de générosité.
Le châtaignier ne se taille pas; il est seulement émondé de temps en temps. Un châtaignier dans la force de l’âge produit de 40 à 250 kilos de fruits selon les régions. Mais c’est une générosité qui exige de la patience car, sauf pour les variétés hybrides, vingt ans sont nécessaires pour que le châtaignier entre en production et il produit ses plus belles récoltes à partir de l’âge de 40 ans. Cela continue comme une histoire gourmande. Si la châtaigne est un fruit agréable, même lorsqu’elle usurpe la place des truffes, elle est en revanche un produit d’une assez faible valeur azotée mais aussi riche en hydrate de carbone que du fromage de Brie. Quand les châtaignes étaient à point, chacun s’installait pour le repas de 9 heures. La ration avoisinait les deux kilos de fruits par personnes. En ces temps qui ne sont pas si anciens, les hommes avaient l’estomac accordé à leur gourmandise. Au siècle passé, après leurs 4.000 calories de châtaignes, les Limousins avaient une soupe “ pour faire passer ”. En Corse, chaque semaine se fabriquait le pain de châtaignes, en utilisant du levain, comme pour le pain de céréale. En pays casténicole, la châtaigne fraîche ou sèche est aussi consommée en mélange ou en association. On en met volontiers dans la soupe aux légumes. Dans les Cévennes et le Limousin, on en farcit les boudins ; dans la Creuse, on en bourre la pâte à pain pour faire des pâtés de châtaignes. La châtaigne est souvent associée au chou. Elles sont les compagnes habituelles des volailles des jours de fête et entourent sur leur lit d’infortune le porc ou le sanglier
Jean Markale rapporte, dans son livre Traditions de Bretagne, qu’il fut un temps où, dans ce pays, les châtaignes étaient une nourriture recherchée. Aujourd’hui, en dehors de certaines régions comme celle de Redon, la châtaigneraie bretonne disparaît peu à peu, mais dans chaque ferme, il y a souvent un ou deux châtaignier dont les fruits sont soigneusement recueillis pour l’usage domestique. Pendant les longues soirées d’hiver, tandis que l’on se réunit pour raconter des histoire de l’Ankou, on fait griller des châtaignes sur le feu en buvant du lait doux ou du cidre.
Mais l’histoire se gâte.
Au XVIIIe siècle apparaît une véritable mystique du pain blanc de froment. Les élites d’alors – Parmentier en tête (qui, lui, cultivait la mystique de la pomme de terre) – refusent d’admettre qu’il est possible de faire du pain avec de la farine de châtaigne. A la même époque, une véritable mystique du travail prend corps et l’idée même de pouvoir manger autrement qu’à la sueur de son front inspire, à ceux qui regardent travailler les autres, une politique qui consiste à limiter la culture des châtaignes, voire même à la supprimer totalement. Ainsi, Adam et Eve sont une nouvelle fois chassés du Paradis. Non plus chassés par Dieu et par le Vatican, mais chassés par les anticléricaux et les laïques.
L’opprobre est jetée contre les braves Corses.
Bénéficier d’une récolte sans avoir sué sang et eau pour se l’assurer paraît inconcevable, utopique. Critiquer la châtaigne relève d’un état d’esprit largement répandu dans les milieux politiques et économiques d’alors. Dans ces milieux où l’on est partisan d’un avenir de progrès fait de confort matériel, et où l’on glorifie déjà la montgolfière et le paratonnerre (avant de glorifier le vibromasseur et le GSM), on tient la châtaigne pour une production archaïque qui constitue un handicap au progrès; elle défie la malédiction divine et elle encourage à la paresse. Voyez ces Corses qui ont fait de ce fruit la base de leur nourriture : “La châtaigne est le blé du corse. La frugalité et surtout la paresse du paysan corse s’en accommodent. ”. Bref, le Corse est fainéant. Les libéraux s’en mêlent et l’histoire devient proprement insupportable.
Au cours du XIXe siècle, il devient toujours plus intolérable, aux fanatiques du matérialisme et du progrès, que des provinces entières puissent vivre du fruit d’un arbre. C’est une production d’un autre temps, le temps d’avant le travail salarié, d’avant l’histoire quand les hommes vivaient de la chasse et de la cueillette. Ce pain quotidien trop aisément obtenu, suggère ipso facto que les populations qui le produisent vivent en des temps préhistoriques. Quitte à les faire crever de faim, on fera connaître à ces sauvages le souffle brûlant de la modernité. Leurs directives économiques et politiques s’acharnent sur nos châtaigniers.
La morale est bien de notre époque et montre combien l’on se fout de nous. Alors que pendant des millénaires les châtaignes furent la nourriture des pauvres, que c’est souvent c’est grâce à elles que nos ancêtres purent ne pas mourir de faim, maintenant que tous les châtaigniers ou presque ont été coupés, la châtaigne est devenue rare et, en devenant rare, elle est devenue un produit de luxe, un produit pour les riches matérialistes. Bientôt, sous des conditionnement sophistiqués, la châtaigne nous arrivera directement du Japon qui vient de planter en châtaigniers près de trente mille hectares. Cet hiver, en pleine saison, je n’ai pas vu à Bruxelles de châtaignes de qualité à moins de 150 francs le kilo.
Le châtaignier n’était pas, comme l’arbre de la science, au centre du jardin, mais il n’était pas loin du centre du monde. Il nous parlait d’abondance, de gratuité et de générosité, nous laissant le temps de cultiver nos Artichauts. Si un arbre a mérité de porter le nom d’Arbre de la liberté, c’est bien lui. Le châtaignier était libre et il nous rendait libres, il ridiculisait l’agriculture industrielle. Pour envoyer le peuple dans les manufactures et autres fabriques, il fallait l’affamer, il fallait abattre les châtaigniers. Voilà comment s’est imposé le libéralisme démocratique. Il ne faut pas s’étonner de les voir aujourd’hui occupés à faire des troutrous dans la couche d’ozone.
Yves LE MANACH |
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