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MOI AUSSI, QUAND J’ETAIS JEUNE, J’AI ETE UN HEROS MODERNE
Banc Public n° 108 , Mars 2002 , Yves LE MANACH
Faire oeuvre littéraire est tourner le dos à la servilité, c’est parler le langage souverain qui, venant de la part souveraine de l’homme, s’adresse à l’humanité souveraine.
Georges Bataille
Ayant passé mes premières années sur la lande bretonne, tel un jeune sauvage et dans l’ignorance des moeurs de ma patrie, dès notre retour à Paris ma mère m’enseigna le sens du 14 juillet et de la prise de la Bastille. Je suis baptisé, soldat de première classe et ouvrier qualifié. Je peux donc prétendre être imprégné d’un sens civique normal. Pourtant, un jour, j’ai commis l’acte le plus sacrilège qu’un citoyen puisse commettre envers les institutions de son pays. Mais, à mes yeux, cet acte exprime une volonté de civisme poussée à sa dernière extrémité logique.
Il est possible que j’aie un profil philosophique de chasseur-collecteur, par contre je n’ai pas la naïveté de croire qu’un peuple tout entier pourrait être acquis à la seule vérité de l’anarchie. Nous ne sommes riches que de nos doutes et le monde serait triste s’il n’y avait plus de bourgeois sur lesquels transférer nos contradictions. Cela ne me dérange pas d’être seul à penser comme je pense, je ne cherche pas à comptabiliser des adhérents. Provoquer un rictus sur un visage ami est déjà une récompense et je sais que mon originalité, aussi négative qu’elle puisse être, participe déjà de la pluralité. C’est pourquoi la démocratie, dans la mesure ou elle permettrait à l’amour et à la haine de coexister avec un minimum de violence, me semble un projet passionnant. A condition que les règles ne soient pas truquées, ce qui demande à être vérifié.
Egaré par des mythes glorifiant la souveraineté sanglante des sans-culottes, il m’a fallu du temps pour comprendre que le peuple n’était pas souverain, mais participait de la souveraineté par le biais de ses représentants. Ce sont nos représentants, siégeant , qui sont les dépositaires de notre souveraineté. Avant toute tentation de recourir à la guillotine, il convient donc de vérifier la qualité du lien qui nous unit à ces représentants.
Ayant compris cela, il devenait facile de trouver des dizaines d’auteurs qui s’étaient attachés à décrire la mystification démocratique. C’est ainsi qu’ils ont expliqué que les ressorts du pouvoir devaient être cachés aux gouvernés; que les travailleurs devaient être exclus de l’Assemblée nationale; que, sous le règne du libéralisme, le lien entre électeur et élu n’était pas un lien contractuel; que l’intérêt général n’était pas déterminé par le résultat des élections; que les partis politiques ne représentaient pas les intérêts de leurs électeurs ni même ceux de leurs adhérents, mais des intérêts occultes; que la richesse exerçait son pouvoir par la corruption des fonctionnaires et des politiciens, par l’alliance secrète entre le gouvernement, les entreprises, la Bourse et la finance. Certains ont même affirmé que le suffrage universel était un instrument de duperie...
Toutes les institutions démocratiques, du contrat de travail au bulletin de vote, tendent à un seul but: neutraliser et rejeter les victimes à la périphérie de la nation. Les partis politiques sont le passage secret qui permet aux intérêts privés de s’emparer de l’Etat. La haine triomphe de l’amour.
A ce stade de mes lectures, je commençais à comprendre que la séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, qui était censée nous protéger des abus de l’Ancien Régime, ne nous protégeait pas des abus du Nouveau Régime. Mon sens du civisme s’orienta dès lors vers le désir de concrétiser ma souveraineté.
J’aurais pu rejoindre la Fraction Armée Rouge, mais je trouve que le terrorisme ne se justifie que dans la mesure où toute autre forme d’activité subversive est rendue impossible par une répression brutale. La violence n’est pas porteuse de sens et elle est d’une inélégance choquante quand on prétend se servir de sa sensibilité artistique. Si la légalité est la forme de l’oppression, toute tentative d’émancipation est nécessairement un jeu avec la légalité ou, pour parler comme le peintre Asger Jorn, une critique de la forme.
Si la fonction du beau est de donner du sens, il m’importait que ma démarche soit esthétique. Ma souveraineté, démarquée de toute récupération conceptuelle, devait exprimer la contradiction, non seulement dans sa nudité, mais dans le respect de l’unité scénique de l’espace et du temps. Je voulais assumer sans intermédiaires l’arrogance intellectuelle des dadaïstes et la cruauté mentale des enfants. Bref, je voulais réaliser l’impossible jonction entre les vieilles avants-gardes artistiques récupérées et le vieux mouvement ouvrier dégénéré. Cette ambition maladive me semblait à ma portée.
Nous étions en 1978. Dans une Europe économique qui tendait à nier les souverainetés nationales, mon sens civique me poussait vers l’individualité. Je trouvai une piste dans le Préambule de la Constitution américaine qui affirme que “le pouvoir des gouvernements émane du libre consentement des gouvernés.” D’accord ! Mais pour que la liberté de consentir soit réelle, encore faut-il qu’elle s’accompagne de la liberté de refuser de consentir. Sans le droit de refuser, le droit d’accepter n’est pas fondé. Or, dans nos institutions, le droit de consentir ne s’accompagne jamais du droit de refuser. J’en concluais que nos démocraties n’étaient pas constituées et que le bureau de vote était le lieu où nous faisions semblant d’être libres. Dès lors l’orientation que je voulais donner à mon sens du civisme se précisa: je devais populariser le droit de refuser de consentir! Ce fut là ma première contribution esthétique aux institutions démocratiques de mon pays.
C’est en 1979, en lisant le Code électoral de la nation française (les lectures passionnantes nous enrichissent toujours) que je trouvai le moyen de donner une forme concrète à mon sens civique.
La section II du chapitre II concernant les instructions relatives au déroulement des opérations électorales pour les élections des députés, conseillers généraux et conseillers municipaux (circulaire ministérielle n° 69-339, mise à jour le premier juin 1978) s’intitulait :“SECTION II : RÉCEPTION DES VOTES” alors, avec la fulgurance qui s’empara d’Archimède découvrant la notion de poids spécifique, me vint abruptement à l’esprit l’idée de “RÉTENTION DES VOTES”,idée qui me semble plus heureuse que celle de Marcel Duchamp consistant à fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et à la regarder tourner. C’était ma deuxième contribution esthétique aux institutions démocratiques de mon pays.
Que le lecteur ne se méprenne pas, je ne suis pas contre le droit de vote. Au contraire! C’est par le droit de vote que les ouvriers sont sortis du no man’s land politique où la Révolution française les avait parqués, et qu’ils sont devenus, théoriquement, des citoyens. Ce que je déplore, c’est qu’en usant de ce droit, notre participation se trouve anéantie par une représentation sans réciprocité: nos représentants n’en font qu’à leur tête. Dans de telles conditions l’intérêt du suffrage n’est pas dans son usage, mais dans le refus d’en user. Ce que j’exprimai dans le slogan de ma campagne électorale:
LA PILE WONDER NE S’USE QUE SI L’ON S’EN SERT
LA DEMOCRATIE NE SERT QUE SI L’ON EN USE !
Contre l’usure, pour la lumière! tel était mon programme. Alors que les anarchistes pratiquent une abstention passive, je prônais un droit actif de refuser de consentir. Je reconnais que mon intention était sacrilège, mais la simplicité du geste était d’une sérénité totalement taoïste.
Ma souveraineté ne pouvait se matérialiser que par le refus d’être (mal) représenté. Il ne me restait plus qu’à attendre l’occasion qui me permettrait de passer à l’action. Celle-ci se présenta lors des élections présidentielles de 1981. Alors que je n’avais encore jamais voté (ni même figuré sur les listes électorales), j’allai au consulat me faire inscrire. L’employée, scandalisée par mon passé d’incivique, fut ravie de me voir rentrer dans le giron de la nation. Elle ignorait que notre sens du civisme n’était pas coulé dans le même métal.
A la date convenue, accompagné de quelques amis bruxellois (plus curieux de visiter un bureau de vote français que convaincus par une démarche qui leur échappait: pour les belges la liberté de consentir est obligatoire), je me rendis au lycée français d’Uccle. Sous le regard amusé de mes compatriotes, tandis que Denis prenait quelques clichés (ce qui faillit nous faire expulser), avec l’arrogance du dey Husayn Ibn Al-Husayn souffletant le consul Deval, je refusai d’abandonner ma souveraineté au silence des urnes. J’en narrerai peut-être un jour, avec précision, les péripéties. M’alanguissant artistiquement sur les vides et les fictions juridiques, planté au centre de la contradiction telle l’aiguille de l’acupuncteur dans la chair malade, en détournant ma voix des urnes (un pauvre bulletin de papier préimprimé), j’ai construit la situation la moins ambiguë, donc la plus subversive, que puisse concevoir l’esprit en pareille circonstance.
Par ce geste qui consiste à maintenir le pouce et l’index serrés l’un contre l’autre (ce qui n’exige pas plus de 0,1 calorie), par ce geste d’une beauté dépouillée, j’ai donné une matérialité idéale à mon sens du civisme. Serrant mon bulletin entre mes doigts, preuve que je n’étais représenté par personne, je devenais l’unique citoyen souverain de la nation. Sur un corps électoral de 35 millions d’électeurs participant à la désignation de la souveraineté nationale, j’avais détourné 1/35 millionième de cette souveraineté. Mon coup d’Etat avait parfaitement réussi.
J’avais divisé la France !
Le lecteur aura pu constater que ma vie active ne s’est pas limitée au fait de quitter ma chaise parisienne pour venir m’asseoir sur une chaise bruxelloise. Moi aussi, au temps de ma jeunesse, j’ai été un héros moderne. Sans avoir besoin d’aller à Canton, en Bolivie ou en Bosnie, sans avoir dû compresser les corps des collies en stères de conscience quasi-marxiste, sans presque avoir besoin de sortir de mon lit, j’ai appartenu à “ ce type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité” dont nous entretenait André Malraux dans sa postface des Conquérants datée de 1949. J’ai même été plus que cela car j’ai su trouver ma cause en moi, j’ai su la défendre par un geste élégant, mais sobre.
Je conçois que ce geste, qui porte la désobéissance civile aux frontières de l’art et aux limites de l’abstraction, soit un peu subtil (en dépit de sa simplicité) pour être à la portée des comiques troupiers: mais la qualité humaine n’est pas seulement une question de tarte à la crême, c’est aussi un devoir esthétique.
Yves LE MANACH |
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