?> AUGUSTE BLANQUI ET L'ETERNITE A la mémoire de Jerry David
AUGUSTE BLANQUI ET L'ETERNITE A la mémoire de Jerry David

Banc Public n° 91 , Juin 2000 , Yves LE MANACH



Le fait de ne pas avoir réussi a établir un lien entre Tristan Corbière, qui écrivit: " En fumée elle est donc chassée l'Eternit" et Arthur Rimbaud, qui écrivit: " Elle est retrouvée Quoi ? - L'Eternité " (voir Banc Public numéro 83, d'octobre 1999 : "Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, l'Eternité, la mer et le soleil" ), me contrariait. Faute d'éléments j'allais abandonner la partie quand une idée me traversa la tête : Auguste Blanqui!

 


Je fouillai ma bibliothèque en désordre et finis par retrouver le livre que je parcourus fébrilement. L'Eternité par les astres - hypothèse astronomique, édité par Germain-Baillère, était sorti en librairie le 20 février 1872, trois jours après que son auteur, Auguste Blanqui, ait été condamné à la détention à vie par le tribunal de Versailles *.

 

Pour Blanqui "l'univers infini est incompréhensible, mais l'univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l'infinité du monde, jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispante agaceries qui tourmentent l'esprit humain." Partant de l'hypothèse que les corps simples composant l'univers sont en nombre limité, il en concluait que leurs combinaisons " malgré leur multitude ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l'infini. La nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d'exemplaires. " Il imaginait un nombre infini, de terres-sosies toutes peuplées de sosies de nous-mêmes : " La terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite, chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les événements de sa vie. (...) Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l'étendue un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu'il la vit lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d'autres lui-même, non seulement de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d'autres qui meurent, d'autres dont l'âge s'échelonne de seconde en seconde, depuis sa naissance jusqu'à sa mort."

Grâce à la personnalité contestée de l'auteur et à la bizarrerie du sujet, le livre connut un immense intérêt et la presse le commenta largement. Il n'est pas interdit de penser que Rimbaud ait entendu parler de ce livre, et l'ait même lu. Le livre de Blanqui constituait une puissante source d'inspiration poétique et L'Eternité de Rimbaud pourrait se comprendre, sans être outrancièrement sollicitée, comme une réflexion à propos d'un homme condamné à la prison à vie.Quand Rimbaud écrit : " Ame sentinelle, / Murmurons l'aveu / De la nuit si nulle / Et du jour en feu ", on peut imaginer qu'il s'adresse, non pas au vigilant que fut Blanqui, mais au prisonnier qui passe ses nuits à scruter vainement les ténèbres de son cachot, alors que la clarté du jour lui brûle les yeux.

Quand il écrit : " Des humains suffrages, / Des communs élans / Là tu te dégages / Et voles selon. ", on peut penser qu'il fait allusion à la vie politique tumultueuse de Blanqui, tumulte dont la prison le dégage, et il ne lui reste plus qu'à laisser son esprit voler loin des élans humains.

Quand Rimbaud écrit : " Puisque de vous seules, / Braises de satin, / Le Devoir s'exhale / Sans qu'on dise : enfin. ", on peut imaginer qu'il fait allusion à la fièvre de l'amour se consumant dans des draps luxueux. Du devoir qui s'exhale en ce lieu, on ne se lasse pas, on n'attend pas de délivrance, jamais on ne soupire enfin. Mais là où se trouve maintenant Blanqui, c'en est fini de ce doux devoir.

C'est le sujet de la cinquième strophe : " Là pas d'espérance, / Nul orietur / Science avec patience, / Le supplice est sûr. " Loin des sentiments humains, il ne reste plus à Blanqui que l'étude des astres et de l'éternité.

Que le poème de Rimbaud ait été inspiré par Blanqui, c'est imaginable. Mais Corbière ? Il écrivit Steam-Boat plusieurs mois avant la parution du livre de Blanqui ; le lien littéraire qui peut unir Rimbaud et Blanqui ne peut pas jouer pour le poète de Morlaix. J'étais de nouveau face à l'échec. Mais avant de m'abandonner à la déception, je décidai de vérifier la chronologie des faits.

La veille de la Commune de Paris, le 17 mars 1871, Blanqui, sur l'ordre de Thiers, est arrêté dans le Lot où, malade, il se cachait après l'émeute parisienne du 31 octobre 1870. D'abord emprisonné à Cahors, il est transféré au Fort du Taureau. Il y restera enfermé du 24 mai à la mi-novembre 1871, date à laquelle il est amené à Versailles en vue de son procès.
C'est au Fort du Taureau qu'il rédige L'Eternité par les astres.

Où est donc situé ce Fort du Taureau ?
Le Fort du Taureau, buriné comme une eau-forte, est perché sur un îlot battu par les vents à l'embouchure de la rivière de Morlaix, entre le bourg de Carantec à l'ouest et la presqu'île de Kernéhélen à l'est, à quelques milles marins de Roscoff dont il n'est séparé que par l'île Callot. A l'ouest, entre Carantec et Roscoff, on aperçoit Saint-Pol-de Léon, la capitale bretonne de l'artichaut.

Voilà où est situé le Fort du Taureau, bâtit par les bourgeois de Morlaix en 1542, pour défendre l'entrée de leur rivière contre les incursions des barbares Anglais, qui fut confisqué en 1660 par Louis XIV, renforcé par Vauban en 1680 et qui devint prison d'Etat en 1765.

Et qui vivait à Roscoff alors même que Blanqui était au Fort du Taureau ? Corbière bien sûr! La question est de savoir si le poète, écrivant Steam-Boat, a pu avoir des contacts avec le prisonnier écrivant L'Eternité par les astres ?

Seul locataire du Fort du Taureau, Blanqui était sous haute surveillance. Ainsi que le lui disait son cerbère : " il vous est interdit de regarder la mer. " D'ailleurs les sentinelles avaient ordre de tirer dans les fenêtres de sa cellule s'il s'approchait des barreaux.

Blanqui ne fut pas autorisé à recevoir des nouvelles de ses amis. Il ne sut rien des 600 insurgés parisiens de la Commune arrivés dans les prisons de Brest le 25 mai 1871. Pourtant il put entrer en communication avec sa famille à partir de la mi-juin. Il ne fut donc pas totalement coupé du monde. Correspondant à mots couverts avec sa sYur, Madame Antoine, il a pu deviner les maux dont Paris fut accablé.

Peut-être put-il s'attirer la complaisance d'un geôlier favorable à la Commune et acceptant de faire passer clandestinement les pages de son manuscrit aux sympathisants de la côte: aux peintres de chez Le Gad ou au comte Rodolphe de Battine - accompagné de Armida-Josephina Cuchiani (Marcelle) - présents à Roscoff à la même époque.

Corbière, de son côté, était un révolté. Ses nombreuses provocations effarouchaient les Roscovites. Une fois, rentrant d'un voyage en Italie, le poète avait enfilé un costume d'évêque et bénit, du haut de son balcon, une foule de Morlaisiens catholiques et scandalisés. Pourtant, si Corbière était un révolté, ce n'était pas un révolutionnaire. La poésie, son amour pour Marcelle et sa tuberculose suffisaient à l'occuper; on l'imagine mal faisant partie d'une section blanquiste. Mais rien n'empêche de supposer que parmi ses amis, il n'y eu quelques agitateurs. Et ce comte de Battine, quel rôle joue-t-il ? Simple aristocrate bohémien, indicateur de police, révolutionnaire chargé de contacter l'Enfermé ?

Découvrant l'Yuvre de Corbière, je trouve des vers qui anticipent de quelques mois ceux de Rimbaud. Je tente de découvrir un lien qui permettrait d'expliquer la complémentarité entre les poètes. Et qui je trouve ? Blanqui, enfermé dans un cachot à une encablure de Roscoff et écrivant L'éternité par les astres. La coïncidence, bien que troublante, ne constitue pas pour autant la preuve d'un lien unissant les trois hommes. Etablir ce lien n'est pas souhaitable car il participe de l'essence secrète de la poésie.

Contrairement à Rimbaud qui a pu être inspiré par la vie de Blanqui et par la parution de son livre, il est probable que Corbière n'a pas été inspiré par Blanqui et qu'il doit d'avoir écrit son Steam-Boat à son seul chagrin d'amour.

Pourtant, le fait que Corbière et Blanqui se soient trouvés à proximité l'un de l'autre pendant six mois et qu'à défaut de partager la même mer et le même soleil, ils aient respiré le même air iodé du large, me suffit. Que Corbière, naviguant sur son voilier et doublant le Fort du Taureau, soit passé à quelques mètres de Blanqui qui, au même moment, écrivait " Car l'univers n'a point commencé, par conséquent l'homme non plus. ", me semble plus beau que n'importe quelle preuve matérielle.

Blanqui disait : " Ce que j'écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l'ai déjà écrit et je l'écrirai pendant l'éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. Ainsi de chacun. " Ainsi de Corbière et de ses infinis sosies qui, sur des terres-sosies, depuis le non-commencement du monde et jusqu'à sa non-fin, sont condamnés à doubler le fort du Taureau en ignorant l'identité et les préoccupations de son prisonnier. Ainsi de mes sosies, cultivant éternellement un sentiment de nostalgie parfaitement déplacé dans le temps et l'espace répétitifs de Blanqui.

Pourtant, serait-il impossible d'imaginer une faille dans le système? D'imaginer, sur une planète de la Constellation du Cygne, un Corbière-sosie découvrant, un jour de temps calme, dans les parages du Fort du Taureau, une bouteille à la mer avec, à l'intérieur, une collection des Artichauts de Bruxelles qui révèlent l'identité du prisonnier et l'objet de ses recherches. Etonné par sa fortune soudaine, Corbière lâche la barre et écrit dans son carnet : En fumée elle est donc chassée l'Eternité.

Corbière et moi venions de pulvériser l'Eternité de Blanqui. Indéterminés et inachevés, nous venions d'accéder à l'immédiateté.

Yves LE MANACH

     
 

Biblio, sources...

*Blanqui fut amnistié en 1877 et entreprit de publier le journal " Ni Dieu ni Maître ".
La doctrine de ce théoricien socialiste et révolutionnaire français (1805 - 1881) constitue "le lien nécessaire entre la première pensée socialiste française et le marxisme" (le Petit Robert)

 

 
     

     
   
   


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