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TRISTAN CORBIERE, ARTHUR RIMBAUD, L'ETERNITE, LA MER ET LE SOLEIL
Banc Public n° 83 , Octobre 1999 , Yves LE MANACH
Voici quelques années, me trouvant chez Christian, un ami Breton qui vivait alors à Bruxelles, il me présenta un livre de poésies sur la mer. Nous autres Bretons exilés sommes comme cela, nous aimons parler de la mer, de menhirs et de binious. Parcourant l'ouvrage je tombai sur La lettre du Mexique, de Tristan Corbière, qui commençait par le vers suivant : Vous m'avez confié le petit. - Il est mort.
C'était un bon contact et je me promis de me procurer l'oeuvre du poète. Voici quelques semaines, je me trouvais chez Libris pour acheter le Rabelais de Mikhaïl Bakhtine, quand ma mémoire accéda brutalement à l'énoncé verbal: Corbière! Je courus vers le rayon Poésie/ Gallimard, Les Amours Jaunes étaient là qui me tendaient les bras.
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En 1863, sur les conseils de son médecin, Tristan Corbière, jeune poète tuberculeux de Morlaix, s'installe dans la maison de vacances de ses parents, à Roscoff. Il y fréquente les marins du port et l'auberge Le Gad, où il rencontre des peintres parisiens. Par gros temps, il aime naviguer à bord de son cotre. La pâleur de sa peau et sa maigreur font que les Bretons l'appellent An Ankou : la mort.
Fuyant la Commune, à moins que ce ne soit sa répression, arrive chez Le Gad, au printemps 1871, le comte Rodolphe de Battine accompagné de sa maîtresse, l'actrice italienne Armida-Josefina Cuchiani, dite Herminie. Tristan Corbière a le coup de foudre pour la belle Italienne qu'il rebaptise Marcelle. En octobre, Marcelle et Rodolphe rentrent à Paris. Corbière, seul et désemparé, écrit Les Amours Jaunes, une série de vingt-quatre poèmes. Parmi ceux-ci, Steam-Boat, dédié « A une passagère » (Marcelle), dont voici la première strophe:
En fumée elle est donc chassée L'Eternité, la traversée Qui fit de Vous ma soeur d'un jour, Ma soeur d'amour!...
Ce qui me semble remarquable, c'est que Corbière fonde l'Eternité dans l'amour. Que l'amour vienne à s'enfuir, l'Eternité disparaît en fumée. La deuxième strophe commençait de la façon suivante :
Là -bas : cette mer incolore Où ce qui fut toi flotte encore...
tandis que la dixième commençait ainsi:
Déjà le soleil se fait sombre Qui ne balance plus ton ombre,
Quand l'amour s'enfuit, l'Eternité disparaît en fumée, la mer devient incolore et le soleil pâlit. Cela a de quoi désespérer ceux qui souhaitent que l'amour triomphe du temps. Pourtant, quelques mois plus tard, en mai 1872, Arthur Rimbaud écrit :
Elle est retrouvée. Quoi ?- L'Eternité. C'est la mer allée avec le soleil. Il semble répondre à Corbière : quand la mer va avec le soleil, l'amante va avec son amant et Tristan avec sa Marcelle: l'Eternité est retrouvée. Ceux qui souhaitent que l'amour triomphe du temps l'ont échappé belle !
Que des poètes parlent d'amour et d'éternité c'est banal. Par contre, qu'un poète déclare, au mois d'octobre, que l'Eternité a été chassée, et qu'un autre, au mois de mai, déclare qu'elle a été retrouvée, est plus surprenant. Le plus simple serait d'imaginer que les deux poètes se sont rencontrés. Mais se sont-ils rencontrés ?
Rimbaud, rentré à Charleville au mois de mars 1872, est de retour à Paris le 4 mai. Il ne quitte plus la capitale jusqu'au 7 juillet où, en compagnie de Verlaine, il part pour Arras et Charleville. Le 9, ils passent en Belgique, traversent Walcourt, Charleroi et s'installent au Grand Hôtel liégeois à Bruxelles. Corbière, de son côté, arrive à Paris au début du printemps 1872 et repart pour Douarnenez, en compagnie du comte Rodolphe et de Marcelle, au mois de juin.
Les deux hommes ont donc été présents ensemble à Paris entre le 4 mai, date du retour de Rimbaud, et le début juin, date du départ de Corbière. S'ils se sont rencontrés, c'est donc pendant ce mois de mai.
Durant ses séjours à Paris Rimbaud loge la plus part du temps chez des amis, sur la Rive gauche. Corbière habite Rive droite, sur la Butte Montmartre, à proximité de Marcelle et de ses amis rapins. Mais cela ne signifie pas qu'ils ne sortent pas de chez eux et ne changent jamais de quartier.
Louis Forestier rapporte que «Depuis le Café de l'Univers, près de la Gare de Charleville, jusqu'à cette Académie d'Absomphe, rue Saint-Jacques, il faudrait citer la plupart des débits où Cros et Verlaine ont pu l'entraîner: c'est-à -dire tous les estaminets, marchands de vins, brasseries, troquets, mastroquets de Montmartre et du Quartier latin depuis le D'Harcourt, place de la Sorbonne, jusqu'au Delta sur les pentes de Montmartre. Peut-être a-t-il fréquenté aussi ces cafés artistiques dans lesquels les peintres tenaient assises: la brasserie Muller, avenue de Clichy, la Nouvelle Athènes, place Blanche, le café des Photographes (à cause de la présence de Carjat), rue d'Amsterdam.».
De son côté Corbière, même malheureux en amour, n'est pas un amoureux transi. De la même manière qu'à Roscoff il fréquentait l'auberge Le Gad, il doit fréquenter à Paris, en compagnie de ses amis, bon nombre des cafés artistiques de la Butte que fréquente aussi Rimbaud.
Cependant les deux poètes n'ont qu'un mois pour se rencontrer, et durant ce mois Rimbaud doit trouver le temps d'écrire une bonne partie de ses Vers Nouveaux, dont L'Eternité, ainsi que quelques autres pièces.
Pour faciliter cette enquête, il faudrait disposer de détails précis sur les goûts esthétiques des deux hommes. Au delà du fait que tous les deux se revendiquent de la Bohème de 1830, ils semblent partager en commun un attrait pour l'esprit carnavalesque du Moyen-âge et de la Renaissance, esprit que seul le peuple Belge, qui a peu connu le jacobinisme et sort à peine du système communal, a su conserver vivant jusqu'aux rives du XXe siècle, aussi bien au travers de ses liesses qu'au travers de sa culture. Ainsi, Corbière - à la manière des clercs du Moyen-âge qui rédigeaient des Liturgies des ivrognes ou des Testaments du cochon - n'hésitait pas à parodier les cantiques religieux bretons. P.-O. Walzer commentant un poème de Corbière dont le titre est tout un programme, La Rapsodie foraine et le Pardon de Sainte-Anne, écrit : « si les litanies centrales appelées Cantiques spirituels sont un admirable pastiche d'une prière personnellement assumée, ce qui domine dans le reste du poème, c'est l'aspect kermesse et cour des miracles: Bosch et Bruegel. » Voici une strophe du poème de Corbière qui nous plonge directement dans l'uni-vers de James Ensor ou celui de Ghelderode:
C'est le Pardon. - Liesse et mystère - Déjà l'herbe rase a des poux... -Sainte Anne, onguent des belles-mères! Consolation des époux !
Quant à Rimbaud, qui excelle dans les bals de pendus désarticulés ou les étreintes d'hommes-chaises, né à la frontière des Ardennes, c'est un familier de l'esprit belge. Certains critiques littéraires ont même vu dans ses poèmes Au Cabaret-Vert et La Maline, écrits à Charleroi, des sortes de tableaux flamands!
Si les deux poètes se sont rencontrés à Paris au mois de mai 1872, ce ne peut-être que dans une ambiance carnavalesque : Au Rendez-vous des Belges, à la Gare du Nord.
Assis aux tables ou accoudés au comptoir, sous la présidence de Manneken-pis, on remarque Bruegel l'Ancien, Ginette Patate, Jérome Bosch, Jacques Brel, Félicien Rops, Erasme, Chiquet Mawet, Michel de Ghelderode, James Ensor, Hugo Claus, les frères Dardenne, Eddy Merckx, Emilie Dequenne, Emile Verhaeren, Marcel Mariën... Arno et Jo Lemaire, juchés sur une estrade, fredonnent un air de marin, accompagné à la cornemuse brabançonne par Adolphe Sax. Noël Godin circule entre les tables, servant des tartes, tandis qu'Amélie Nothomb, affublée d'un chapeau extravagant, est au bar et verse des pintjes en racontant son dernier passage chez Pivot.
Tristan Corbière est accoudé au comptoir entre Serge-Antoine Claeys, auteur de Francs-Tireurs et Serge Noël, auteur des Enfants Grimaciers.
Arthur, arrivant de Charleville par la Gare de l'Est, entre en coup de vent afin de se désaltérer avant de rejoindre Le Baron Rouge, place d'Aligre. Corbière, coiffé d'un chapeau de corsaire, voyant sa quête d'exotisme gâtée par l'arrivée du Français, accoste Rimbaud avec insolence :
- Eh mec, elle est chassé! souffle-t-il à l'inconnu aux allures d'ange déchu. - Quoi ? fait Rimbaud étonné par l'apostrophe du Breton aux allures de spectre triomphant. - L'Eternité! répond Corbière qui, effectivement, donne l'impression de sortir du tombeau.
Et, laissant Rimbaud au bar tout pantois, il quitte le Rendez-vous des Belges en émettant un pet de Noël et en claquant des doigts.
Rimbaud retrouve rapidement ses esprits; originaire du Nord, l'esprit carnavalesque lui est familier. Par contre, hanté par la répartie de Corbière, il n'a de cesse d'écrire, à même le comptoir du bar de la gare : Elle est retrouvée. Quoi ? - l'Eternité. C'est la mer alliée avec le soleil. Et il quitte le bistrot en émettant un rot de la Pentecôte et en claquant des doigts. Séduisant, mais improbable. D'ailleurs ni Louis Forestier, spécialiste de Rimbaud, ni Henri Thomas,spécialiste de Corbière, n'ont trouvé la trace d'une telle rencontre.
Il existe une autre hypothèse. En cette fin de XIXe siècle, peu pollué par les ondes électriques, les pensées des hommes se répandaient librement dans l'air, permettant aux poètes de capter leurs pensées réciproques et de se répondre sans se connaître. Gustav Meyrink, reprenant la théorie platonicienne des archétypes, en a formulé l'hypothèse : « Etes-vous si sûr, quand une idée vous vient, qu'elle a vraiment pris naissance en vous, que ce n'est pas une communication venant d'un endroit quelconque ? A mon avis il est tout aussi probable que l'homme n'est pas l'émetteur, mais seulement un récepteur - plus ou moins sensible - de toutes les pensées qui sont pensées... disons par la terre en tant que Mère .» Et il ajoutait: «Les idées sont contagieuses, même quand on ne les exprime pas. Peut-être même justement dans ce cas.» . Il n'en demeure pas moins que si Corbière et Rimbaud ont correspondu par archétypes interposés, la preuve en est difficile à établir.
Il existe une dernière hypothèse. Corbière et Rimbaud, sans jamais se rencontrer, auraient correspondu par l'intermédiaire d'un troisième poète qui, avant eux, aurait perdu ou cherché l'Eternité.
Je ne peux pas connaître tous les poètes du XIXe siècle et encore moins avoir lu tous leurs poèmes. A mon grand regret, je suis donc obligé d'abandonner cette piste. Il me semble d'ailleurs qu'en réussissant à réunir d'une façon crédible, dans un seul texte, Paris, la Bretagne et la Belgique, j'ai accompli un effort remarquable. J'en resterai donc là .
Yves LE MANACH |
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