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LE SAC DE MEMPHIS
Banc Public n° 72 , Septembre 1998 , Yves LE MANACH
Une grande enquête historique VIe dynastie, 2100 avant J.C.
Lewis Mumford faisait remarquer que la civilisation «provoqua une double transformation de l’homme. D’un côté, elle développa, chez le pharaon ou le souverain, un caractère d’autonomie; et de l’autre, par la subdivision et la spécialisation du travail, elle produisit le Teilmensch docile, sinon servile, l’homme divisé qui a perdu son intégrité primitive sans pour autant acquérir le nouvel attribut du souverain: l’autonomie.» (1)
Il rappelait également qu’au début de la civilisation égyptienne, seul le pharaon osait prétendre à une âme. Avec l’apparition des religions axiales, la démocratisation du ciel, qui avait déjà commencé à Babylone et en Mésopotamie, devint universelle. De son côté, Georges Bataille écrivait : « Le jeu ancien voulait que le spectacle des privilèges royaux compensât la pauvreté de la vie commune (de même le spectacle des tragédies compensait la vie satisfaite). Le plus angoissant est, au dernier acte, le dénouement de la comédie que le monde ancien se joua. Ce fut en un sens le bouquet d’un feu d’artifice, mais un bouquet étrange, fulgurant, qui échappait aux yeux qu’il éblouit. Déjà le spectacle, depuis longtemps, cessait de répondre aux voeux des foules. Lassitude? Espoir individuel d’accéder à la satisfaction chacun pour soi? Déjà l’Egypte, au troisième millénaire, avait cessé de supporter un état de choses que le pharaon seul justifiait: la foule en révolte voulut sa part de privilèges exorbitants, chacun voulut pour soi une immortalité que seul obtenait alors le souverain.» (2)
Au-delà du fait, ici accessoire, que Georges Bataille, dès 1957, utilisait la notion de spectacle dans une perspective debordienne (3), ces références à l’Egypte pharaonique, à l’immortalité de l’âme du pharaon et au désaccord populaire vis-à -vis d’un tel privilège, laissent supposer que des événements importants se sont déroulés sur les rives du Nil à propos de ce différend religieux.
C’est Jacques Pirenne, l’historien belge, qui nous livre le fin mot de l’histoire en portant à notre connaissance un texte connu sous le titre « Admonitions d’un Sage» et ayant pour auteur un certain Ipouser, conservateur mécontent appartenant à la classe nobiliaire et contemporain des événements:
«Les voleurs deviennent propriétaires et les anciens riches sont volés. Ceux qui sont vêtus de lin fin sont battus. Les dames qui n’avaient jamais mis les pieds dehors sortent maintenant. Les enfants de nobles, on les frappe contre les murs. On fuit les villes. Les portes, les murs, les colonnes sont incendiées. Les enfants des grands sont jetés à la rue. Les grands ont faim et sont en détresse. Les serviteurs sont maintenants servis. Les nobles dames s’enfuient (...), leurs enfants se prosternent par peur de la mort. Le pays est plein de factieux. L’homme qui va labourer emporte un bouclier. L’homme tue son frère né de la même mère. Les routes sont épiées. Des gens s’installent dans les buissons jusqu’à ce que vienne le laboureur qui rentre le soir, pour lui prendre sa charge: roué de coups de bâton, il est tué honteusement. Les troupeaux errent au hasard, il n’y a personne qui les rassemble. La classe riche est entièrement dépouillée. Ceux qui possédaient des habits sont en guenilles. Les grands sont employés dans les magasins. Les dames qui étaient dans les lits de leurs maris couchent sur des peaux, elles souffrent comme des servantes (...). Les nobles dames ont faim. Elles donnent leurs enfants sur des lits pour les prostituer (...). Chaque homme emmène les animaux qu’il a marqués à son nom. Les récoltes périssent de tous côtés; on manque de vêtements, d’épices, d’huile. La saleté court la terre, on mange de l’herbe et on boit de l’eau. On dérobe la nourriture de la bouche des pourceaux, tant on a faim. On jette les morts au fleuve, le Nil est un sépulcre. Les archives publiques sont divulguées. Allons! disent les huissiers, livrons-nous au pillage. Les archives de la sublime salle de justice sont enlevées, les places secrètes sont divulguées, les offices publics sont violés, les actes du cadastre de l’Etat civil sont enlevés, ainsi les serfs deviennent les maîtres. Les fonctionnaires sont tués, leurs écrits sont volés (...). Le grenier du roi est à tout homme qui crie: j’arrive, apportez-moi ceci. La maison du roi, toute entière, n’a plus de revenus. Les lois de la salle de justice sont jetées dans le vestibule. On les piétine sur la place publique; les pauvres les lacèrent dans les rues. Des choses arrivent qui n’étaient encore jamais advenues dans le passé: le roi est enlevé par les pauvres. Ce que cachait la pyramide maintenant est vide. Quelques hommes sans foi ni loi ont dépouillé le pays de la royauté. Le pauvre attend l’état de la divine ennéade (...) Le fils de la maîtresse devient fils de la servante.» (4) Cheikh Anta Diop, le Pic de la Mirandole Sénégalais, place les événements dans leur contexte : «Le régime “féodal” (l’anarchie) de la Ve dynastie atteignit son point culminant à la VIe dynastie; il en résulta une paralysie générale de l’économie et de l’administration de l’Etat aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Aussi, la fin de la VIe dynastie connut le premier soulèvement populaire daté avec certitude de l’histoire universelle. Les miséreux de Memphis, capitale et sanctuaire de la royauté égyptienne, mirent la ville à sac et dépouillèrent les riches qui furent chassés dans les rues. Il y eut un véritable renversement des conditions sociales et des situations de fortune. Le mouvement s’étendit rapidement aux autres villes. Il semble que la ville de Saïs fut momentanément gouvernée par un groupe de dix notables.» (5)
Puis Cheick Anta Diop commente ces événements:
« Deux faits retiennent l’attention: le mécontentement fut assez fort pour pouvoir provoquer le bouleversement complet de la société égyptienne d’un bout à l’autre du pays ; mais il lui manquait la force des mouvements modernes: une direction et une coordination. (...) La divulgation des secrets administratifs et religieux, la dispersion des archives des tribunaux, les nombreuses tentatives de destruction de l’appareil bureaucratique qui écrasait le peuple, la prolétarisation de la religion qui étendit le privilège pharaonique de la survie de l’âme à tout le peuple - jusque là , seul le fari ressuscitait et pouvait rejoindre son ka (sa partie éternelle) au ciel - la profanation même de la religion, l’étendue et la violence du bouleversement social tels qu’ils sont relatés dans le texte d’Ipouser, tant de faits ne laissent aucun doute sur le caractère profondément révolutionnaire de ce mouvement. Dans l’histoire, exeption faite de la révolution socialiste soviétique, aucun mouvement révolutionnaire, y compris celui de 1789 en France, ne s’est jamais assigné pour but, dès sa naissance, la réalisation de la république; celle-ci sera toujours le résultat inopiné et imprévisible, quelque fois hasardeux, d’une longue évolution» .
G. Davy, citant A. Moret, faisait remarquer, en 1923, qu’une parcelle de l’idéal totémique avait subsisté pendant les quatre mille ans que durèrent les dynasties pharaoniques: «c’est la croyance qu’il existait un élément commun entre les Egyptiens, le roi et les dieux» (6). Nous sommes en mesure d’affirmer aujourd’hui qu’il y eut une rupture de l’unité nationale sous le VIe dynastie.
Dans le Livre des morts Egyptiens, l’obligation de ne pas endommager les travaux d’irrigation était considérée comme un devoir éthique, à côté de celui de ne pas tuer, de ne pas commettre l’adultère ou la sodomie. Ce qui faisait dire à Cheikh Anta Diop: «Voilà un bel exemple d’une origine utilitaire de la morale; on pourrait presque parler d’écologie élevée au niveau d’une morale.Dans l’univers, la même force vitale entretient, par l’intermédiaire de la royauté, la fertilité de la terre, en même temps que celle de l’espèce humaine».Ce que voulaient les pauvres révoltés de Memphis, c’était l’écologie, le jardin et sa fertilié, mais sans la royauté, sans les prêtres et sans la bureaucratie. Aujourd’hui, non seulement le jardin nous échappe toujours, mais il est dans un état désastreux. Du point de vue du jardin, depuis 4000 ans, rien ne s’est amélioré, au contraire, tout a empiré.
Le Jardin... Le Jardin... Le Jardin...
Comme le jour se levait, Scheherazade se leva avec lassitude. Elle fit une courbette obséquieuse au Prince qui paraissait songeur et, traînant des pieds dans ses babouches avachies, elle alla ouvrir les rideaux car le jour se levait. Au passage elle fila un coup de pompe dans les côtes de sa soeur Dinarzade qui, au lieu de la seconder, s’était lâchement endormie. Elle commençait à en avoir marre des mille et une nuits.
Yves LE MANACH |
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Biblio, sources...
(1) Lewis Mumford, Les transformations de l’homme, Petite bibliothèque Payot n°237, 1974. (2) Georges Bataille, L’Erotisme, 10/18 n°221, 1965. (3) Georges Bataille allait même plus loin que Guy Debord quand il écrivait que le rôle du spectacle, dans l'ancien régime, "était de compenser la pauvreté de la vie commune". (4) Ipouser, Les Admonitions d’un Sage, cité par J. Pirenne dans Histoire de la civilisation de l’Egypte ancienne, tome I, Editions de la Baconnière, 1961. (5) Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Editions Présence Africaine, 1981. (6) G. Davy et A. Moret, Des Clans aux empires, Editions de la Renaissance du Livre, 1923.
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