GINETTE PATATE: Solitude e condition sociale

Banc Public n° 66 , Janvier 1998 , Yves LE MANACH



Gestation
Depuis l’instant où, ayant appris la lecture, j’ai pu en vérifier l’ingéniosité en déchiffrant Robinson Crusoé, je sens enfoui en moi le désir d’écrire un roman. Pourtant, je n’ai jamais réussi à trouver ni le sujet ni l’élan qui me permettraient de créer et d’animer des personnages. Comme si le héros solitaire de Daniel Defoë m’avait jeté un sort.

 

Qu’il s’agisse de Jean Ray ou de Kafka, je dévore ce que je lis et ne trouve de repos qu’à la dernière ligne. Un tel appétit ne me permet guère d’apprécier la syntaxe, le style ou la construction de mes lectures. Je soupçonnais que d’autres éléments que le récit intervenaient dans l’écriture; j’en acquis la certitude en abordant des écrivains pour qui la construction était plus importante que le récit, tels James Joyce ou Raymond Roussel. Même si je les lis avec la fougue d’un adolescent.
Mais c’est Chester Himes qui, le premier m’a donné le modèle romanesque le plus proche de ma condition. N’étant pas tenu, en tant que noir américain, de respecter le mythe de l’unité nationale, et étant conscient de son état de colonisé, il me séduisit par la qualité de sa révolte et me fit comprendre la nature de la domination.
Himes ne parlait pas seulement de la confrontation entre l’homme noir et la femme blanche, mais aussi entre l’homme noir et le travail. Cependant, si la guerre le contraignit à être ouvrier, Himes n’en appartenait pas moins à la bourgeoisie, une catégorie pour laquelle la déchéance du travail manuel constitue un sujet romanesque acceptable. Cette déchéance du travail perd toute capacité d’émouvoir quand elle concerne le pauvre, qu’il soit noir ou blanc, et même s’il la vit aussi douloureusement qu’un bourgeois.
La dimension romanesque du pauvre ne réside pas dans sa confrontation au travail, mais dans les tortures de l’ambition. Paul Bourget écrivait : « On n’a pas assez remarqué que c’est là le fond même de Madame Bovary, comme du Rouge et Noir de Stendhal : l’étude d’un malaise d’âme produit par un déplacement de milieu. Emma est une paysanne qui a reçu l’éducation d’une bourgeoise. Julien est un paysan qui a reçu l’éducation d’un bourgeois. Cette vision d’un immense fait social domine ces deux livres. »
Par ces exemples morbides, Paul Bourget voulait développer une vision normative : que chacun reste à sa place. Il n’en demeure pas moins qu’il y avait, dans l’ambition du pauvre d’accéder aux valeurs des riches, une transcendance de l’utilitarisme socialiste qui offrait un sujet romanesque puissant : dans une société qui venait de déclarer l’universalité des droits, tout désir de mobilité sociale constituait une transgression inacceptable.
Alors que Stendhal ou Dostoïevsky nous offraient des héros populaires éprouvant des émotions bourgeoises, des héros torturés par l’envie, la passion ou le meurtre, le 20ème siècle s’étiolera dans des sujets intimistes, absurdes ou narcissiques certes passionnants, mais où le pauvre ambitieux n’a plus sa place. Julien Sorel ou Raskolnikov laisseront la place à des révolutionnaires professionnels ayant les traits de Lénine, Malraux ou Régis Debray, tandis que le peuple se verra attribuer des sentiments de syndicaliste en règle de cotisations.
Une forme de littérature passionnante et universelle, s’articulant autour d’autres valeurs que la circulation de l’argent, reste à inventer. Ces valeurs, je peux en avoir l’intuition, mais je suis incapable de les matérialiser. Ce qui révèle les limites de ma lucidité. Je peux imaginer que le dernier roman narrera l’histoire de héros passionnés se constituant en nation non représentée, mais je suis trop inexpérimenté pour l’écrire moi-même.
Naissance
En dépit du Droit du travail qui prétend me subordonner, je pense être doté d’une individualité aléatoire, et je pense que cela peut être démontré. C’est pour le besoin de cette démonstration, quelque peu subversive, que j’ai créé les Artichauts de Bruxelles. A défaut d’une individualité intellectuelle, j’espère au moins acquérir une individualité physique, ne serait-ce que par la répétition de ma signature.
J’ai appris, avec Antonin Artaud, que l’amateur qui veut écrire et être crédible, doit parler de ce qu’il connaît le mieux : lui-même, et il doit le faire avec chaleur et simplicité. J’ai compris, avec Georges Bataille, que le but de l’écriture est la souveraineté de celui qui écrit. Cette souveraineté ne s’obtient que dans la recherche de la communication : la part de liberté de celui qui écrit doit être capable de discerner la part de liberté de celui qui lit.
Equipé de ces trois outils: l’individualité physique, le discernement du sujet et le désir de faire grimacer le lecteur, je pensai tout à coup que, lorsque dans l’un de mes récits je n’occupais pas la place centrale, mais celle du narrateur, je pouvais me faire remplacer. Acceptant qu’il puisse exister, dans mon écriture, un autre que moi-même, j’accédai enfin à l’idée romanesque.
Ma première idée fut de détourner un héros de la littérature policière : le juge Ti, mais il me parut trop exotique. Je pensai alors que, vivant à Bruxelles, je me devais, par respect pour mes hôtes, de choisir un héros Belge : Hercule Poirot, mais je le trouvais trop ridicule. Je me dis alors que, étant décidé à créer un personnage, autant y aller de bon c¾ur et inventer le personnage qui me soit à la fois le plus différent et le plus semblable : une femme ! Mon personnage sera donc une Bruxelloise.
Bien que le rôle que je lui réserve soit modeste, le choix de cette Bruxelloise me demandera de faire l’effort, sinon d’imaginer une séance de maquillage, au moins de m’imposer un exercice auquel toutes les femmes se livrent quotidiennement, dire le monde au féminin : je suis une femme, elle est belle, nous sommes heureuses.
Ainsi est née Ginette Patate ! Ginette en souvenir d’une jeune fille qui habitait au dessus de chez nous lorsque j’étais enfant ; Patate parce que cela fait quand même plus belge que Poirot !
Ginette Patate va enquêter. Il faut donc qu’elle dispose de temps libre. Elle peut être une bourgeoise oisive ou une salariée au chômage. Ginette sera chômeuse. Le lecteur est déçu, mais j’aurais trop de difficultés à me glisser dans la peau d’une bourgeoise. Ginette doit pouvoir enquêter avec sérénité. Il est donc préférable qu’elle soit émancipée des menaces d’exclusion, des stages de réinsertion et autres corvées des A.L.E. inventées par Miet Smet pour harceler les femmes. Ginette sera donc âgée de plus de cinquante ans, non demandeuse d’emploi et dispensée de pointage. Le lecteur est encore déçu, il aurait préféré qu’elle soit jeune. Je n’ai pas la délicatesse d’Henry James pour pouvoir me glisser dans la peau d’une jeune femme sans risquer de froisser son identité ou sa pudeur. Cela me sera plus facile avec une femme de mon âge qui sait parler aux hommes.
Arrivé à ce point, il me fallait camper mon personnage. En 1967, Ginette, jeune sténodactylo dans une entreprise d’Anderlecht, fait la connaissance, au Welcome, Petite rue des Bouchers, d’un hippy parisien rentrant d’Amsterdam. Pensant qu’un hippy était une promesse d’aventures, elle le suivit à Paris. Par malchance, le hippy était casanier, ne quittait jamais sa chambre et rarement son lit. Elle le laissa tomber, trouva à s’employer à Courbevoie et participa à Mai 68 dans les tendances les plus libertaires. Dégoûtée par le manque d’imagination des anarchistes et le machisme des situationnistes, elle rentra à Bruxelles à la fin de 1970. Elle mena alors une carrière d’employée intérimaire, ce qui lui permettait de prendre un peu d’air entre deux missions. Puis, avec la crise de l’emploi, elle accepta un contrat à durée indéterminée dans une firme d’informatique où elle devint déléguée du personnel et dont elle fut licenciée il y a quelques mois. Ginette lit beaucoup et, convaincue du non-avenir de l’humanité, elle a refusé d’être mère.
Une héroïne aussi insipide pourrait témoigner de mon manque d’ambition romanesque, ce serait faire abstraction de ma richesse intérieure. Ayant vécu la même existence que Ginette, m’étant évadé dans les mêmes lectures, il me sera plus aisé de m’identifier à elle. Ce qui tombe bien car j’ai besoin de la sensibilité féminine de Ginette pour rendre mes intentions plus crédibles.
Physiquement, Ginette Patate est de taille moyenne et encore mince, son visage exprime un sentiment qui se situe entre la tristesse et la sévérité, mais ses yeux sont remplis d’une lueur d’ironie. Bien qu’elle ait atteint la cinquantaine et que ses cheveux noirs, simplement coupés, commencent à grisonner, Ginette a conservé une belle âme. Elle porte des robes de couleurs sombres et des bracelets multicolores. Bref, je vois Ginette comme un compromis entre Louise Michel et la chanteuse de rock Jo Lemaire.
Premiers mots
Ginette, ayant acquis une certaine consistance, se tourna vers moi et m’interpella :
— Dites Le Manach, vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop et que vous devriez dire la vérité à nos lecteurs ?
Je notai qu’elle avait dit « nos » lecteurs! Elle commençait à entrer dans son rôle, c’était bon signe pour notre collaboration. Cependant elle avait raison, je devais dire la vérité à mes lecteurs : en réalité, Ginette, c’est moi !
Emporté par la fièvre romanesque, je décidai de créer un deuxième personnage. J’accordai aux Artichauts un nouveau collaborateur, le suppléant de Ginette licencié en même temps qu’elle : Ulysse Saucisse, qui sera, en quelque sorte, son « Watson ». Ce qui nous autorisera à chanter le vieux chant du prolétariat bruxellois :
« VIVAN BOMA, PATATEN EN SAUCISSE... »
Je vois Ulysse comme un poète aimant les livres et les brasseries : une librairie, deux brasseries, une librairie, deux brasseries...
— Hé, peye...!, fit remarquer Ulysse Saucisse avec l’accent jettois du Coin Oublié.
— Oui, Saucisse, je sais, Ulysse c’est encore moi !
Ulysse pourra rechercher dans les bibliothèques les ouvrages dont Ginette à besoin pour enquêter. Il pourra également donner un coup de main pour photocopier mes Artichauts, s’occuper du courrier, faire les courses, préparer le thé, balayer le bureau, acheter les timbres, réparer le robinet, sortir les poubelles et fermer la porte à clef avant de partir. Comme j’écrivais ces mots, je sentis que Ginette acquiescait.

***

Refusant d’incarner une jeune bourgeoise oisive, choisissant pour héros des chômeurs âgés, le lecteur se demande en quoi j’ai bien pu restituer l’atmosphère romanesque du 19ème siècle. En effet, cela demande une explication.
Mon propos était de réhabiliter, dans le cadre de la littérature bourgeoise, les ambitions sans espoir, donc dramatiques et romanesques, du peuple. En étant capable d’imaginer — dans le cadre populaire, mais peu courant, d’une entreprise littéraire (les Artichauts de Bruxelles) — l’exploitation d’un chômeur âgé par un couple de chômeurs âgés (mais ambitieux), j’ai sombré dans une déchéance plus sordide encore que ce qu’avaient pu imaginer Stendhal, Flaubert ou Dickens, une déchéance à laquelle il ne manque plus que le meurtre. Ce qui ne saurait tarder.

 


Yves LE MANACH

     
 

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