I. Les droits nationaux
1. France
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 aout 1789) proclame en son article 2 que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sureté, et la résistance à l’oppression ». La Déclaration, de même que le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auxquels renvoie le préambule de la Constitution du 7 octobre 1958, ont la même valeur juridique que cette dernière : ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dès 1971.
Le droit de résistance à l’oppression a été réaffirmé à plusieurs reprises dans une forme plus énergique, comme dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 (art. 35 : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » ; art. 33 : « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ») et le projet de Constitution du 19 avril 1946 (art. 21 : « quand le gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la Constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs »).
2. Allemagne
Par révision du 24 juin 1968, un § 4 a été introduit dans l’art. 20 de la Loi fondamentale : « Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre (constitutionnel), s’il n’y a pas d’autres remèdes possibles ». Le principe se retrouve également dans les Constitutions des Länder, dont certaines antérieures à la Loi fondamentale du 23 mai 1949 et d’autres postérieures à la réunification de 1989.
3. Grèce
L’art. 120, § 4 de la Constitution grecque du 9 juin 1975 dispose que « l’observation de la Constitution est confiée au patriotisme des Hellènes, qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens contre toute personne poursuivant son abolition par la violence » : le membre de phrase relatif au droit de résistance a été ajouté après la dictature des colonels, à la disposition qui confiait la garde de la Constitution au peuple.
4. Portugal
La Constitution portugaise du 2 avril 1976 est particulièrement intéressante en ce qu’elle distingue « le droit des peuples… à l’insurrection contre toutes les formes d’oppression » (art. 7, § 3) des droits plus individuels (art. 21) à ne pas obéir à un ordre manifestement illégal ainsi qu’à la légitime défense (« toute personne a le droit de s’opposer à un ordre qui porte atteinte à ses droits, ses libertés ou ses garanties, ainsi que de repousser par la force toute agression lorsqu’il est impossible de recourir à l’autorité publique »).
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Pour nous limiter aux Etats membres de l’Union européenne, les Constitutions slovaque, estonienne et lithuannienne, plus récentes encore, contiennent des dispositions analogues. Le droit de résistance à l’oppression n’est donc pas à ranger au rayon des proclamations éloquentes de la fin du XVIIIe siècle, mais reste un sujet d’actualité, même si l’étendue de la garantie et les conditions d’exercice du droit peuvent varier.
Certains textes exigent l’usage de la force ou de la violence pour justifier le recours à la résistance (Grèce), d’autres pas (France, Allemagne), mais il ne nous parait pas que cette distinction soit nécessairement significative, dans la mesure où la force ou le violence peut s’entendre de toute situation où la violation des droits fondamentaux et de l’ordre démocratique recourt aux instruments de la contrainte étatique et a un caractère délibéré et systématique.
II. Le droit international
1. Nations Unies (2)
La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, qui a plus le caractère d’une proclamation de l’assemblée générale de l’ONU que d’un traité (publiée au Moniteur le 31 mars 1949, elle n’a pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une loi d’assentiment), contient dans le troisième considérant de son préambule une référence au droit de résistance :
Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression.
Contrairement à KARAGIANNIS, nous ne pouvons accorder de valeur juridique positive à ce passage, dès lors que la consécration formelle de ce droit, proposée par René CASSIN, a été écartée :
« Lorsqu’un régime foule gravement et systématiquement les droits et libertés fondamentales de l’homme, les individus et les peuples possèdent, sans préjudice d’un appel aux Nations Unies, le droit de résister à l’oppression et à la tyrannie » (projet d’art. 25). On peut supposer que c’est surtout cette consécration du principe d’ingérence dans les affaires intérieures qui a dû déplaire à des Etats jaloux de leur souveraineté.
2. Conseil de l’Europe (3)
Non seulement la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950, qui ne protège que certains droits, ignore la résistance à l’oppression, mais la jurisprudence de la Cour européenne, qui n’offre pas de remède aux violations massives et répétées de droits de l’homme (Irlande du Nord, Chypre, Kurdistan turc, Tchétchénie…) caractéristiques de l’oppression, donne une interprétation large de l’art. 15 qui permet de suspendre les droits garantis par la Convention « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », sans s’aviser que « ledit ‘danger’ a peu de chances de ne pas être le produit d’une politique… qui, manifestement, se heurte à des résistances importantes d’au moins une partie de la population ». Il en va de même de l’interprétation des restrictions à la liberté d’expression (art. 10) : les propos qui paraissent inciter à l’exercice du droit de résistance à l’oppression sont condamnés sans faiblesse par la Cour. Manifestement, « la violence ou la résistance armée ne peuvent jamais trouver grâce (aux) yeux (de la Cour) », même pour les Kurdes en Turquie qui « semblent avoir été pendant longtemps privés de leurs droits élémentaires, comme le droit à leur culture et à l’utilisation, ne serait-ce qu’à titre privé, de leur langue ».
KARAGIANNIS y oppose la résolution n° 2265 (XXV) du 24 octobre 1970 de l’assemblée générale des Nations Unies portant Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte, qui consacre même un droit de sécession à l’encontre d’un Etat qui ne se conduirait pas « conformément au principe de l’égalité des droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ne serait pas « doté d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance, ou de couleur » (4) et l’art. 7, § 2 de la Constitution portugaise, déjà cité, qui reconnait le « droit des peuples à l’autodétermination, à l’indépendance et au développement, ainsi que le droit à l’insurrection contre toutes les formes d’oppression ».
3. Union européenne (5)
On ne peut apparemment tirer du Traité sur l’Union européenne (TUE), dont l’art. 6, § 3 dispose que « les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne… des droits de l’homme… et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux » une quelconque indication favorable au droit de résistance à l’oppression, parce que ce droit n’est reconnu que dans sept Etats membres sur 28. L’arrêt NOLD du 14 mai 1974 de la Cour européenne de justice a néanmoins jugé qu’elle « ne saurait admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les Constitutions de ces Etats » (point 13), jurisprudence qui est à la source de la disposition précitée, introduite par le traité d’Amsterdam et qui entend faire pièce aux arrêts de la Cour constitutionnelle allemande, laquelle se réserve la faculté de refuser l’application du droit européen, s’il est moins protecteur des droits fondamentaux que la Constitution allemande. De manière générale, la primauté du droit européen sur le droit constitutionnel –ou du moins les principes fondamentaux de celui-ci- n’est pas admis dans plusieurs Etats membres, dont la France et même la Belgique (la Cour constitutionnelle s’opposait en cela à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat).
Enfin, il convient de rappeler que les institutions communautaires, en particulier la Cour de justice, ne sont compétentes pour assurer le respect des droits fondamentaux que dans les situations qui relèvent du champ d’application du droit de l’Union, comme le rappelle d’ailleurs la Charte des droits fondamentaux devenue partie intégrante du TUE.
III. Le sort infligé à la Grèce
La crise financière mondiale de l’automne 2008 n’est certes pas la cause profonde de la crise de la dette publique grecque, elle n’a fait que la précipiter. La Grèce moderne est née endettée, lorsque les très démocratiques et généreuses monarchies française et britannique lui ont fait payer la part qu’elles ont prise dans la guerre d’Indépendance –c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, dit-on, le futur Léopold Ier a poliment refusé d’en être le souverain-, et n’a pour ainsi dire jamais cessé de l’être. Néanmoins, il faut aller au-delà des constats évidents sur la falsification par la Grèce de ses comptes publics, la mauvaise qualité et la corruption de son gouvernement, et l’incapacité chronique de l’Etat à assurer une perception juste et efficace des impôts, pour toucher au fond du problème. La Grèce a révélé de profonds déséquilibres au sein de la zone euro, qui réunit des pays dont l’économie est très inégalement développée.
Non seulement le remède de cheval infligé au pays par la troïka composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international a causé des injustices sociales et des souffrances insupportables, mais sa brutalité s’est révélée inefficace, de l’aveu même du FMI (mais pas de la Commission, enfermée dans un dogmatisme stérile) : la dette publique a augmenté de 124% à 175% du produit intérieur brut de 2010 à 2014…
En effet, la contraction des revenus, donc de la demande et de la production, a entrainé une forte réduction du PIB, les sommes prêtées à la Grèce servant à rembourser les créanciers prioritaires, au premier rang desquels les banques privées étrangères, principalement européennes !
Quelques chiffres (6) :
- le taux de chômage atteindra 31,5% en 2014, 60% chez les jeunes de moins de 25 ans ;
- sur 900.000 petites entreprises, 200.000 ont fermé ;
- 20% des salariés du secteur privé gagnent moins de 500 euros par mois ;
- le salaire minimum garanti a été réduit de 22%, à 450 euros ;
- une entreprise sur deux paie son personnel avec au moins un mois de retard ;
- 30% de la population n’a plus d’assurance-maladie ;
- le taux de mortalité est revenu au niveau de 1945 ;
- la pension minimum a été réduite de 503 euros à 392 euros par mois ;
- 150.000 emplois de fonctionnaires doivent être supprimés d’ici 2015, dont de nombreux policiers et enseignants.
Bien entendu tous les actifs publics possibles doivent être privatisés, le plus souvent à vil prix ; la troïka a exigé la création à cette fin d’un « Fonds hellénique de développement (sic) des actifs » (2011), organisme « indépendant » au conseil d’administration duquel siègent deux fonctionnaires européens, puis, cette mesure ne suffisant pas, le transfert des 81.000 biens et actifs immobiliers publics dans une société holding formellement détenue par l’Etat grec, mais dont le siège est établi à Luxembourg et la direction confiée à des experts étrangers. Pendant ce temps, l’Eglise orthodoxe, qui est de loin la plus grande propriétaire du pays, et les riches échappent toujours à la perception de l’impôt : l’évasion fiscale s’élevait en 2012 à 40 milliards d’euros (6).
Cet état de fait est manifestement incompatible avec les principes de la Constitution grecque, dont le régime politique est fondé sur la souveraineté populaire (art. 1er) et qui consacre un large éventail de droits et libertés : la contribution du citoyen aux charges publiques selon leurs facultés (art. 4), l’existence d’un service public de radio-télévision (art. 15, rayé d’un trait de plume !), le droit à l’instruction publique gratuite (art. 16), le droit aux soins de santé et à la sécurité sociale (art. 21), le droit au travail et la liberté de négociation collective (art. 22, les conventions collectives ont été abrogées), les garanties du statut de la fonction publique (art. 103).
Lorsqu’une entreprise fait faillite, la justice sociale la plus élémentaire impose que les salaires dus soient payés avant les créances bancaires. Or, selon Laurence ANGELLI, les dirigeants européens exigent « la modification de la Constitution, afin que le service de la dette soit une priorité absolue, au détriment de tout autre paiement de l’Etat (qu’il s’agisse des salaires, des retraites, du financement des services publics) » (6).
Conclusion
Le droit de résistance à l’oppression n’est pas consacré formellement par le droit international, et pour cause : les principes classiques d’égale souveraineté des Etats et de non-ingérence s’y opposent. C’est donc une affaire qui se règle généralement entre les peuples et leurs gouvernements.
Ce droit est pourtant bien vivant dans les esprits, comme l’atteste sa présence dans des Constitutions jeunes ou récemment modifiées, tant en Europe qu’en Amérique latine. Son exercice est néanmoins subordonné à des conditions à la fois strictes et imprécises ; que signifie « renverser l’ordre constitutionnel » ? à partir de quel degré parle-t-on de son abolition » (dans sa lettre ou son esprit) par la « violence » (physique ou institutionnelle) ?
En ce qui concerne la Grèce, R. FRAGKOU estime qu’il faut que « les éléments essentiels structurants » de l’ordre constitutionnel soient atteints et qu’il y ait « usurpation de la volonté populaire ». La résistance est le recours ultime « lorsque plus aucun autre moyen ne s’offre pour combattre l’arbitraire ». Les citoyens grecs peuvent certes encore exprimer leur suffrage lors d’élections libres, même si leur système électoral est injuste, qui accorde la moitié des sièges au parti politique arrivé en tête quel que soit son résultat, et même si PAPANDREOU a été sommé naguère de renoncer au référendum par SARKOZY et MERKEL…
La résistance a des degrés : refus d’obéir à l’ordre manifestement illégal, légitime défense, désobéissance civile, grève générale, « insurrection » chère aux Jacobins… La Grèce a connu au XXe siècle deux dictatures militaires (METAXAS de 1936 à 1940 et PAPADOPOULOS de 1967 à 1974) et une terrible guerre civile (1944-1949)…
Les malheurs de la Grèce et du Portugal montrent une fois de plus que la souveraineté nationale, si elle n’est pas une condition suffisante de la démocratie, en reste bien une condition nécessaire.
Nous laisserons le mot de la fin à R.FRAGKOU (7) qui conclut avec beaucoup de sagesse :
De nouvelles formes de « tyrannie » ayant vu le jour au XXIe siècle, la crise de la dette en Europe et dans le monde entier semble imposer sa propre « dictature » capable de concurrencer, selon certains, les régimes politiques les plus oppressifs du globe. A l’évidence, vérifier si les implications constitutionnelles de cette crise financière et économique, ayant des répercussions sociales, culturelles et écologiques profondes sur la vie de l’homme dans la société contemporaine, entrent dans le champ d’application du droit de résistance n’est pas la tâche que nous nous sommes vus assigner au sein de la présente étude. Ce n’est pas non plus une mission aisée, ni fréquente par ailleurs, dans la mesure où il s’agit d’un droit exceptionnel qui ne peut être d’application quotidienne. Toutefois, cela n’empêche pas de s’interroger sur l’applicabilité du droit de résistance à l’oppression en cas de violation non seulement de la lettre, mais aussi de l’esprit de la norme suprême de l’Etat. Les diverses mesures d’ordre financier, politique ou sociale, infligées aujourd’hui dans le but de faire face à cette crise économique mondiale, seraient-elles en effet susceptibles de constituer une atteinte à la forme et aux principes institutionnels et organisationnels fondamentaux du gouvernement ? Et, dans l’hypothèse d’une réponse affirmative, la simple menace de la « sanction » de la résistance se révélerait-elle suffisante pour aider la société contemporaine à sortir de l’impasse de la conjoncture économique actuelle ? Reste à savoir, si le « facteur psychologique » d’une menace du constituant (le peuple souverain, qui est le constituant originaire, NDLR) à l’adresse des détenteurs du Pouvoir, serait susceptible d’« annuler les tentations despotiques des gouvernants ».