?> Fascisme mou et raison délirante?
Fascisme mou et raison délirante?

Banc Public n° 238 , Mai 2015 , Frank FURET



Il est temps d’ouvrir les yeux: les autorités qui se trouvent à la tête de l’Europe incarnent un fascisme nouveau. Ce fascisme, ce n’est plus celui, manifeste et assumé, qui a fait du XXe siècle l’un des grands siècles de la laideur politique; il s’agit plutôt d’un fascisme mou et retors, dissimulant ses intentions mauvaises derrière un langage qui se voudrait de raison. Pour Laurent De Sutter, professeur de théorie du droit à la VUB, il s'agit d'une raison délirante.


 

Pour De Sutter,  la raison européenne est délirante sur le plan politique: chaque nouveau geste posé par les autorités de l’Europe (ainsi, en dernier lieu, celui du président de la Banque centrale, Mario Draghi) affiche davantage le mépris des principes sur lesquels elle se prétend fondée par ailleurs. En proclamant que les traités européens sont soustraits à tout vote démocratique, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ne l’avait pas caché : la démocratie, en Europe, n’est qu’un mot vide. L’Europe n'appartient pas aux peuples européens.

 

Pour Laurent De Sutter, la raison européenne est également délirante du point de vue économique: ce que les autorités européennes sont en train de réaliser, c’est tout simplement la ruine de la population d’un continent entier - à l’heure où la richesse globale de l’Europe, en tant qu’entité économique, ne cesse de croître. Les autorités économiques européennes, en tentant de tuer dans l’œuf le programme grec, expriment, pour lui, que leur objectif est la perpétuation d’un statu quo financier permettant au capitalisme, dans son caractère le plus désincarné et le plus maniaque, de continuer à produire une richesse abstraite. Il n’est pas important que la richesse en Europe profite aux personnes; en revanche, il est d’une importance croissante qu’elle puisse continuer à circuler - et toujours davantage. Les autorités en question risquent pourtant d’aboutir à la destruction du système capitaliste lui-même, comme ne cessent de le souligner nombre d'analystes financiers.

 

La raison européenne est également délirante d'un point de vue logique: derrière les différents appels au «raisonnable» que le nouveau gouvernement grec devrait adopter, se dissimule en réalité la soumission à la folie la plus complète:

 

● refus du principe de réalité - le fait que la raison des autorités européennes tourne dans le vide, sans contact aucun avec ce qui peut se produire dans le monde concret ;

 

● refus du principe de consistance - le fait que les arguments utilisés pour fonder leurs décisions sont toujours des arguments qui ne tiennent pas debout, et sont précisément avancés pour cela (voir, à nouveau, l’exemple de l’austérité, présentée comme rationnelle du point de vue économique alors que tout le monde sait que ce n’est pas le cas) ;

 

● refus du principe de contradiction - le fait que l’on puisse remonter aux fondements mêmes des décisions qui sont prises, et les discuter, possibilité suscitant aussitôt des réactions hystériques de la part des autorités.

 

 

Pour De Sutter, ce délire généralisé, que manifestent les autorités européennes, doit être interrogé. Pourquoi se déploie-t-il de manière si impudique sous nos yeux? Pourquoi continue-t-il à faire semblant de se trouver des raisons, lorsque ces raisons n’ont plus aucun sens ? Pour De Sutter, la réponse est simple: il s’agit bien de fascisme. Il s’agit de se donner une couverture idéologique de pure convention, un discours auquel on fait semblant d’adhérer, pour, en vérité, réaliser une autre opération, qui est une opération d’ordre: il s’agit de s’assurer de la domestication toujours plus dure des populations européennes - de ce qu’elles ne réagiront pas aux mesures de plus en plus violentes prises à leur encontre. Des gouvernements qui se prétendent démocratiques ont été élus par les différentes populations européennes, mais ce sont des gouvernements qui souhaitent la fin de la démocratie, car la démocratie ne les arrange pas. Tout le reste n’est que prétexte. Or, ce que le nouveau gouvernement grec tente de réaliser, c’est réintroduire un peu de réalisme au milieu de l’invraisemblable délire politique, économique et rationnel dans lequel baigne l’Europe - donc un peu de démocratie. Mais, ce faisant, il rend apparent l’ampleur de la crapulerie régnant dans les autres pays du continent - et, cela, l'establishment européen, pour De Sutter, ne le lui pardonnera pas.

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

"La raison délirante de l’Europe, un nouveau fascisme mou?", Laurent De Sutter, professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit de Bruxelles, Libération, 10 février 2015

 
     

     
   
   


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