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L'ESTOMPEMENT DE L'ETAT DE DROIT

Banc Public n° 69 , Avril 1998 , Serge KATZ



"L'institution juridique ne peut fonctionner que dans la mesure où elle libère le juge de son angoisse." (Robert Badinter)

Ce n’est pas sans émotion que j’invoque ici le lecteur fidèle qui, fût-il unique ou fortuit, aurait quelque peu retenu la substance de mes précédents articles. Hélas! Le charme de cette idée ne dure guère en regard de la quantité d’écrits destinés à nous éclairer sur le récent malaise socio-juridique qui trouble la tranquillité de notre pays. Je rappelerai toutefois que l’examen rapide des différents codes et pratiques judiciaires quant aux divers types d’associations a permis de déceler deux sources, ou plutôt deux mouvements parallèles constitutifs de l’esprit et de l’administration de nos lois.


Premièrement, le caractère formel et contractuel de la loi telle que se la représentent Rousseau, Beccaria et autres illustres réformateurs, garantit son universalité. On comprend alors le crime comme une infraction à une règle consentie par des personnes responsables, égales et redevables devant un tribunal entendu comme “tiers” et garant du droit. Or, cette notion de loi librement consentie qui fonde les prétentions de légitimité de l’Etat de droit nous a paru en totale opposition avec le développement de la gestion de la population et de la circulation des biens à l’ère industrielle.

A l’Etat de droit qui pose la responsabilité juridique individuelle s’opposerait la raison d’Etat qui invente au même moment l’individu comme objet de contrôle institutionnel. Le pouvoir n’extrait plus une redevance aux communautés familiales et villageoises, il vise dorénavant directement l’individu comme force de production et de reproduction (et donc comme corps biologique). Bref, en même temps que naît la conscience individuelle, apparaît la notion moderne de “population”. La “police” en son sens premier tel qu’il apparaît au XVIIIe siècle, constitue cet “ensemble des lois et des règles qui concernent l’intérieur d’un Etat, qui tendent à affermir sa puissance, à faire un bon emploi de ses forces et à procurer le bonheur de ses sujets” (1).
C’est dire si cette seconde source charrie des notions extra-juridiques. Le juge a affaire au “licite” et à l’ ”illicite”. Mais le “normal” et l’ ”anormal” sont des notions médicales et sociologiques. Le “criminel” dans l’acception qu’en donne le Code est le sujet d’un acte illégal, tandis que le criminel au sens criminologique est un criminel-né ou du moins un individu condamné, pour des raisons d’ordre pathologique, familial ou psycho-socio-biologique, à un destin criminel. Est-ce à dire que ces deux conceptions sont, comme on tente de nous le faire croire, en totale opposition? Car cette dernière n’empêche nullement les juges de mander le psychiatre afin de constater la “dangerosité” d’un prévenu, alors même que cette notion ne possède pas de signification en psychiatrie. Toutefois, le psychiatre joue le jeu. C’est que tout un champ sémantique, empruntant aux nouvelles sciences humaines et médicales se constitue peu à peu pour former un savoir sur la “population” et les moyen de la gérer, savoir qui déborde la notion de “légalité” au sens strict, bien qu’il soit investi par le milieu juridique.

La plupart des auteurs autorisés opposent simplement les deux termes et découvrent leur dialectique, comme si l’Etat de droit était encore un but à atteindre par l’exercice du dialogue de personnes de bon sens. N’oublions pas en effet que les débuts de l’Etat de droit furent fort peu démocratiques dans la mesure où l’ ”espace public” de ces personnes de bon sens demeurait très restreint. Les “libéraux” s’opposeraient alors aux “communautariens”, selon la pauvre représentation américaine de la philosophie politique européenne. Pour les premiers, le bon exercice de la justice exige la constitution préalable d’un “espace public” (les personnes de bon sens) qu’il s’agit d’élargir par l’intériorisation de la loi symbolique (le consensus). Les seconds, en revanche, déclarent ce point de vue idéaliste et excluent de l’ ”espace public” tout ceux qui ne présentent nulle utilité du point de vue de la communauté. Cette opposition, quasi métaphysique pour les observateurs autorisés, serait même le moteur des mutations d’une société toujours sommée de rendre compte de ces deux critères : les vieux idéaux républicains et l’exercice d’une “Realpolitik” dirigée sur l’individu enfin devenu, avec l’industrialisation, une “personne sociale”, ou enfin, prêt à le devenir afin de participer à l’ ”espace public”.

La "déformalisation"

“Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité” (2), s’inscrit dans cette pensée intercontinentale, voire interpolitique, à partir de laquelle juristes et criminologues analysent les récents changements.
La dialectique est claire: d’un côté la vieille justice formelle, imposée par le haut, de l’autre la justice informelle, négociée, souple, “soft”. L’inspiration est d’emblée “moderne”. Les pouvoirs du juge sont délégués à une pluralité d’acteurs. Le droit se trouve “disséminé”. Adieu hiérarchie de la magistrature, fi de la rigidité des peines, la justice moderne sera taillée sur mesure par de nombreux acteurs sociaux et demande la participation de tout les bons citoyens. Les vieilles institutions, visiblement incapables de gérer la quantité et la complexité croissante des litiges, seraient relayées par un nouveau “management”, dans le but d’alléger les procédures et éviter le recours aux tribunaux. Voilà donc la justice à laquelle chacun pourra participer - mais d’abord les experts agréés, assistants sociaux, agents en uniforme, médecins et autres anthropologues, et bientôt tout citoyen responsable, attentif aux “dangers” qui menacent la communauté. La “défense sociale” est bien une invention de l’école belge. L’expertise instituante mobilise les savoirs sur l’homme pour fonder la décision qui vise à transformer l’homme. Et c’est ainsi que, grâce aux nouvelles techniques de communication, l’ ”espace public” s’élargirait de proche en proche pour rapidement se confondre avec la “société civile”.
Est-ce là un pas de plus pour la démocratie? Et d’abord, comment la justice peut-elle se négocier? Voilà qui choquerait plus d’un magistrat! Si la loi punit un acte, elle ne saurait être négociée. Il y a bien le mécanisme (récent) des circonstances atténuantes ou agravantes, mais idéalement, la loi a été voulue par tous et vaut donc pour chacun. C’est d’ailleurs là sa garantie démocratique. Cependant, aux mains d’experts, la loi devient la renégociation permanente du contrat social qui pourtant avait eu lieu, croyait-on, une fois pour toutes. L’ordre symbolique est réitéré à chacun des contrôles de la personne sociale de l’individu. C’est dans sa capacité d’être un citoyen responsable que l’individu est directement visé. L’accent est mis sur la “dangerosité”. “Danger pour la société” ou “danger pour lui-même”, le criminel en puissance est “désaffilié” et fait partie d’une “population à risque”.

Ce langage est emprunté au droit civil: c’est celui des assurances et des groupes financiers, celui de la gestion de la norme, où l’assistance implique toujours rentabilité et contrôle. On voit ici un terme issu d’une pratique sociale extra-juridique, que l’on tente d’appliquer au domaine pénal. Car “être dangereux” n’est pas un délit. Ni “faire partie d’une population à risque” ou “être un jeune désaffilié ou sans emploi”. Mais “l’élargissement progressif du droit pénal à une perspective plus globale de politique criminelle” dont témoignent “la privatisation croissante de la sécurité publique, l’intérêt pour les victimes, le recours aux peines non privatives de liberté, la médiation pénale et l’engouement pour le thème d’une prévention partenariale et locale de la délinquance” efface bientôt les frontières entre la forme juridique de la loi (sa légalité) et la normativité gestionnaire de la loi (sa légitimité) (3).

La formule paraît citoyenne et démocratique puisque le juge garantit la procédure et que la figure du procureur s’efface derrière les nombreux acteurs sociaux. Cette “procéduralisation”, opposée au formalisme de la loi, permet une application souple où, à chaque instant, “le droit, réfléchissant sur lui-même, devient le processus d’élucidation de sa propre légitimité”. Le juge se voit bientôt réduit à garantir symboliquement la légalité. Quant à la procédure, outre qu’elle libère un “espace de délibération” aux seuls acteurs reconnus, elle constitue davantage un “processus réflexif infini” de gestion de la norme qu’une véritable garantie des droits du citoyen.
Est-ce à dire que l’on retournerait à la justice du haut Moyen-âge, où l’ ”épreuve” entre les parties servait de seul tribunal tandis que le juge se bornait à garantir la procédure (le procureur n’apparaissant qu’au XIIè siècle)? Si l’on veut, à ceci près que l’épreuve de vérité a lieu maintenant par la constitution de dossiers sociaux, c’est-à-dire du point de vue du procureur. C’est que la justice comme la défense sociale utilisent tout deux les mêmes procédés dont nous étudierons plus tard l’origine très chrétienne : la dénonciation et l’aveu.


Exemple de justice moderne
en droit familial

On connaît l’importance de la famille et de l’enfance dans les investissements du pouvoir judiciaire. Les récentes affaires nous ont appris que c’était peut-être là, dans la cellule de base et autour du corps de l’enfant qui attire à lui toutes les attentions, que se joue la notion de justice. La décentralisation des années 1980 a vu s’accroître l’importance du parquet dans le choix du traitement de la procédure. L’administration n’est plus le lieu d’exécution de la décision du juge mais diversifie les choix en faisant appel aux politiques locales et renvoie à des dispositifs de concertation avec divers acteurs sociaux. La loi du 10 juillet 1989 traite de l’évaluation de l’enfance maltraitée. La loi ne fixe pas de seuil à cet égard. Elle ne distingue pas l’intérêt de l’enfant de celui de la famille . Le droit de l’enfant maltraité se voit complètement dissocié de sa famille qui est expressément remplacée par la pratique judiciaire, l’action publique, les actions décentralisées, les différents établissements et acteurs sociaux.

Le “service d’acceuil téléphonique”, institué alors comme “instrument épidémiologique” est bientôt devenu le premier critère à partir duquel, sur simple dénonciation, les autorités publiques peuvent éloigner les enfants de leur famille. “A aucun moment on s’est interrogé sur les droits de familles dont un voisin signale à la police qu’elle est maltraitante à l’égard d’un enfant!”(4), et ce d’autant plus que le critère est produit par la procédure même dont fait partie, outre l’avis d’innombrables experts, la dénonciation. Le législateur ne parvient plus à donner sa légitimité à la protection de l’enfance et s’en remet à la pratique judiciaire pour en reconstruire les principes. Mais il désinvestit la famille dans la seule mesure où celle-ci ne reproduit plus l’ordre symbolique garanti par la loi. C’est ainsi qu’une famille au père violent sera traitée de la façon suivante : les enfants seront placés dans une institution d’Etat, mais le père pourra demeurer avec sa femme. Où l’on sauvegarde doublement l’ordre symbolique par la conservation du couple (et de la supériorité mâle) et celle de l’autorité paternelle, fût-ce celle des institutions publiques, pour éloigner le “danger”. Or, ce faisant, l’autorité judiciaire “criminalise” la mère, devenue “mauvaise” puisqu’on la sépare de ses enfants. A cette décision, nul recours. Outre l’inaccessibilité des mécanismes juridiques pour la plupart des personnes constituant les “populations à risque”, la décision judiciaire est divisée en autant d’acteurs indépendants qu’il est impossible de tous rencontrer. Donc ni juge, ni tribunal, ni légalité. Effet de l’affaire Dutroux : le Parlement vient de voter la procédure de dénonciation. Mais soyez sans crainte, le droit réfléchit sur sa propre légitimité!

Si vous le voulez bien, nous approfondirons l’examen de ce “new management” de la justice le mois prochain en se focalisant sur deux domaines: d’une part le droit familial et l’enfant parce que c’est avant tout dans la famille et quant à l’enfant que s’exerce la loi, et d’autre part le Code pénal, dans la mesure ou l’on voit mal comment en ce domaine, la punitivité fondamentale de la loi peut-être conciliée avec une justice négociée. On rencontrera alors des notions comme les “contrats de sécurité”, “peines de substitution” , “recherches proactives” et autres “procédures accélérées” que l’on éclairera, non sans observer les récents développements des services de police et de défense sociale.


Serge KATZ

     
 

Biblio, sources...

(1) J.H.G. von Justi, “Eléments généraux de police”, trad. M.Einous, Paris, Rozet, 1769, p. 18. Titre original : “Grundsätze der Policeywissenschaft, Göttingen, A.Van den Hoecks, 1756.

(2) Sous la direction de Jean De Munck et Marie Verhoeven, Ouverture sociologique, De Boek, 1997.

(3) Ibid. pp. 220-221.

(4) Ibid. p. 210.

 
     

     
   
   


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