Mesure de développement
L’aménagement du territoire et la gestion de son environnement déterminent la qualité de vie citoyenne et le niveau de développement économique d’un pays. L’expansion du peuplement dans l’espace nécessite une gestion rationnelle, pour répondre aux besoins dans le long terme. Un subtil équilibre prolonge le patrimoine du passé à satisfaire aux intérêts de la nouvelle génération. L’identification des besoins présents et à venir, la manière d’y répondre, les moyens à mettre en place pour rencontrer ces objectifs… sont les éléments primordiaux d’une réflexion, d’une organisation, d’une planification dans le temps et dans l’espace.
L’intérêt pour les villes est essentiel parce qu’elles abritent une partie croissante du peuplement humain. Elles sont les principaux lieux d’acÂcueil de populations, particulièrement les grandes villes. Elles connaissent des accroissements naturels avoisinant 4 à 8% par an, cumulant à la fois les effets de la croissance démographique, qui varie de 1 à 3,5%, de l’exode rural et de la migration. La gestion de l’urbanisme est une passion, un privilège pour établir la stratégie sur le long terme et une conception foncière appuyée d’une stricte réglementation.
Il y a aussi le contexte général de l’environnement, des campagnes, des sites, des lieux de production agricole, des paysages, des forêts et aussi d’autres lieux isolés où la nature garde ses droits. L’amélioration de la vie de l’homme va de pair avec l’intérêt de préserver le contexte planétaire de la diversité animale et végétale.
Patrimoine tunisien
La Tunisie est dotée d’un beau patrimoine historique et géographique. L’ancienne Carthage s’était construite, avec de petites maisons, proches les une des autres, avec des immeubles de 4 à 5 étages, tandis que les champs agricoles qui s’étendaient sur les plaines de Tunis faisaient la réputation de Carthage.
Vers l’an 698, les Arabes prirent le fortin de Thynes (actuel Tunis). On ne sait pas si bataille fut livrée contre Carthage en déclin. Cependant, les Arabes s’établirent à Thynes où ils trouvaient un intérêt stratégique pour les expéditions militaires en Méditerranée. Le site offrait une protection naturelle, entre les collines, sur un mont étroit, isolé par les marécages, les lacs de la Goulette et de Radès, et par les marais de Séjoumi (sebkhat Séjoumi). Tout en ayant une position privilégiée au fond du golfe, le lieu était au carrefour de flux commerciaux et de routes maritimes. La présence de riches plaines fertiles renforçait encore l’intérêt de Tunis. Sous la domination musulmane, la ville reste moins importante que Kairouan ou Mahdia. Ce n’est que sous la dynastie des Hafsides que le Royaume de Tunis prendra en importance et deviendra indépendant de 1228 à 1534. La ville s’entoure de solides remparts, construits avec les restes de Carthage. La ville arabe s’organise aussi dans cet esprit de concentration de la population, de gestion économe et de sécurité. L’ancienne ville est entourée de sept principales portes (*). L’expansion de la ville mènera à de nouveaux remparts (**) dès l’époque coloniale pour permettre l’extension de la ville européenne. La ville continue à s’étendre après l’indépendance de la Tunisie en 1956. Une ceinture verte autour du grand Tunis prévoyait de limiter l’expansion. Cette limite est actuellement dépassée. La ville ne cesse de gonfler et de s’étendre dans l’espace avec de sérieux goulots d’étranglement.
Les terres tunisiennes
Il est probablement injuste de sous-évaluer les capacités de l’agriculture en Tunisie. Les terres de Carthage avaient fait leur réputation de grenier à blé dans le bassin méditerranéen. Lorsque les Arabes arrivèrent en Tunisie vers l’an 670, ils nommèrent le pays «Tounès el Khadra» (Tunisie la verdoyante)… ce mot est longtemps resté une référence. On dit que de gigantesques incendies ont brûlé les forêts qui atteignaient Gafsa! Au 19ème siècle, ces terres ont suscité l’intérêt colonial des Anglais, des Français, des Italiens et aussi des Belges. Ceux-là avaient évalué positivement la fertilité des terres de Sfax. Face aux rivalités franco-anglaises sur la Tunisie, les Belges se proposaient en intermédiaire neutre pour coloniser le pays. Au Congrès de Berlin, les puissances s’entendirent (à la fureur des Italiens) pour laisser à la France le pouvoir en Tunisie et Chypre à l’Angleterre.
Au 19ème siècle, Italiens et Maltais affluaient en Tunisie, épatés par la qualité des sols et la fertilité des plaines. Le comble c’est que, dans le courant du 20ème siècle, ceux-là se préoccupaient d’acquérir la nationalité française pour pouvoir continuer à exploiter les terres d’une Tunisie sous domination française!
Les capacités naturelles sont donc appréciables, mais l’Etat n’a pas préservé l’intérêt des fermiers pour leur capital agricole. A l’exception des grands domaines, les terres de l’agriculture vivrière n’ont cessé de diminuer, de s’éroder, de se déclasser, de se morceler… A l’inverse du processus de développement économique, les paysans ont morcelé leurs terres, qu’ils ont vendues à des spéculateurs de l’immobilier. L’Etat n’a pas soutenu l’unité des sols pour l’agriculture, malgré les législations coutumières.
Droit coutumier
Le droit coutumier de Djerba traite de production, de beauté naturelle et de développement durable. Les habitants de «l’île aux jardins » possèdent des titres de propriété exprimés en arbres oliviers ou en production de dattiers.
Ces titres de propriété se transmettent de génération en génération, signifiant la possession d’une production d’huile, de dattes, de palmes (qui sont utilisées pour le feu, la pêche, les constructions…). On comprend le sens trans-générationnel de cette production. Ces arbres sont taillés et entretenus dans un cadre de servitudes et de maillage social communautaire. Il est interdit de couper ces arbres, souvent centenaires malgré l’apparence moyenne de certains oliviers. La construction dans ces zones est strictement interdite, car elles sont utilisées pour les pâturages. Cette mémoire permet de comprendre comment, au fil des siècles, les hommes ont façonné la beauté du paysage végétal de Djerba. La méconnaissance de cette organisation et le désintérêt public pour la campagne djerbienne vont ruiner un patrimoine majeur de l’île.
Le Président Ben Ali a affaibli l’autorité locale en méprisant les vieilles lois. Il ne comprenait pas les enjeux trans-générationnels du patrimoine et ne définissait même pas de nouvelle stratégie, ni de plan d’aménagement. De son opinion de « Président de la République », il a balayé les lois ancestrales pour favoriser l’affairisme de petites gens. C’était d’ailleurs la simplicité de sa conception économique de laisser-faire. L’initiative est donc prise par les individus. La mentalité des anciens n’étant plus celle des héritiers, ceux-ci revendent leurs arbres au prix du terrain. Le rapport de force est totalement inégal entre le défenseur terrien et l’affairiste. L’un est berger, paysan, travailleur agricole, saisonnier, pauvre, analphabète, peu cultiv… mais écologiste, il préserve l’environnement, le paysage végétal, contribue à la production et à la nourriture. L’autre est investisseur, gestionnaire, efficient, spéculateur, riche, égoïste, influent, malin… mais il promeut la construction, la ville en campagne et entrave la végétation, la beauté naturelle, les arbres centenaires! Le laisser-faire a favorisé l’intérêt des affairistes sur celui des écologistes, de la construction aux dépens de la végétation, de la spéculation sur la production, du court terme aux dépens du long terme, du non-durable sur le durable...
Au fil des ans, ventes et constructions illégales se sont multipliées sur ces terres agricoles appelées ghaba (forêt). Le long des routes s’installèrent divers boutiquiers, revendeurs de briques ou matériel de construction, fournisseurs de locations … qui détériorent encore les paysages. Tout retour est impossible. Les affairistes ont cru gagner de l’argent, alors qu’ils contribuent à la ruine du capital de Djerba. Les jardins de l’île se sont fanés et l’île perdra de sa dignité et de son pouvoir d’attraction. Les détériorations finiront par rendre à la géologie les droits d’un morceau de désert au bord de la mer.
Agriculture
Le monde de l’agriculture est en difficult… soumis à des états contradictoires, confronté à un antagonisme quasi-civilisationnel avec la vie citadine. Les agriculteurs nourrissent les peuples, mais ils sont maintenus dans l’ignorance et la pauvreté. Leur travail est dur, mais ils sont sous-payés. Les besoins augmentent, mais leur production n’est pas toujours rentable. L’inflation concerne tous les secteurs, mais les produits agricoles sont comprimés... La logique du «tout argent» ne convient pas à l’agriculture parce qu’elle porte d’autres valeurs et d’autres intérêts. Or, si elle adoptait la conception mercantile, la situation risquerait de devenir préjudiciable pour les Etats et leurs populations. Cette menace semble se profiler. Les marchés alimentaires sont de plus en plus contrôlés par des intermédiaires financiers, qui établissent des cours journaliers sur le marché international. Depuis 2005, les prix du riz, du blé, du maïs, du sucre, des céréales, oléagineux, produits laitiers, viande… ont plus que triplé.
Certains modèles économiques ont sacrifié leur agriculture. Ils se sont volontairement placés dans la dépendance de l’extérieur, en raison des coûts de production, de l’insuffisance de la plus-value et de la faible rentabilité. Ce choix de l’économie mondialisée considérait comme normal d’offrir à l’export la rentabilité qui permette l’acquisition de produits alimentaires. Or, la volatilité des prix alimentaires et la crise politique en Tunisie changent la donne. Les ciseaux de la mondialisation frappent à nouveau.
L’urbanisme sous Ben Ali
La gestion foncière fut anarchique, incohérente, coûteuse, spéculative. L’Etat n’a pas été capable d’encadrer la gestion du territoire, pour permettre un développement rationnel et harmonieux de l’expansion spatiale. Le découpage des zones urbaines, naturelles, agricoles ou forestières a été bafoué. Ainsi, les villes et villages s’étendent sans limites dans l’espace, à la démesure de leurs ressources. Les «ceintures vertes» sont ignorées. Les constructions empiètent sur les lieux publics et les zones naturelles. Les infrastructures et les services collectifs ont été négligés.
Des terres agricoles, des forêts, des paysages naturels ont été déclassés, mis en vente et soumis à spéculation; les paysages défigurés, la terre endommagée, le capital environne¬mental détérioré, les potentialités dé¬truites, les parcelles pillées, les oliviers déracinés… Les traces du patrimoine archéologique ont été détruites. Ces dégâts seront très difficilement récupérables, voire irrécupérables.
L’Etat n’a pas encadré la pression démographique et son expansion. La croissance de la population n’explique pas tout. La gestion du patrimoine foncier fut très malheureuse. L’Etat a consacré de nombreux espaces aux habitations avec une faible considération pour les besoins collectifs, avec leurs obligations de santé, d’éducation, d’accueil, d’équipements, de services, de loisirs et de contribution au bien-être de la population. L’espace devenant insuffisant, des terrains publics – y compris certains parcs et même des ronds-points giratoires - ont été accaparés, pour tantôt y établir une mosquée, tantôt un poste administratif, tantôt un marché public!
Les principes de gestion publique ont été laissés à l’affairisme des individus. Au lieu de préciser la stratégie publique, de statuer sur les plans d’affectation des sols, les normes de construction, de concilier les intérêts et besoins d’une population, dans le moyen et long terme afin de favoriser un bien être citoyen, de réduire les coûts, de réaliser des économies d’échelle… le Président Ben Ali laissait faire. Il croyait ainsi contribuer à la mise en valeur du territoire alors qu’il détruisait le patrimoine de la terre, autant dans son héritage que pour son devenir.
Les attitudes de Ben Ali ont encouragé la destruction, la spoliation et le désordre. Des personnes influentes de son entourage ont utilisé leur autorité publique pour modifier les aménagements de terrains, déclasser des sols et construire sur des lieux interdits. Ces abus généralisés ont conduit au développement anarchique.
Les permis de construction et les normes au sol ne sont pas respectés. Souvent, des métrages de la voie publique sont accaparés pour agrandir l’espace privé. Le cahier des charges n’est pas défini… En d’autres lieux, ces normes sont très précises, avec des entreprises publiques, ou agréées, chargées de faire respecter les normes d’un habitat harmonieux, des services de l’urbanisme très stricts, encadrés d’architectes et d’entrepreneurs agréés, qui conseillent et bâtissent les pourtours de maisons.
En Tunisie, les agents communaux sont mis devant le fait accompli. Ils hésitent à faire démolir les constructions illégales. L’actuelle situation révolutionnaire profite encore plus aux abuseurs. La construction a été laissée aux initiatives personnelles. Le territoire a été découpé, morcelé, distribué à des particuliers, qui s’instituent architecte, entrepreneur… Ils bâtissent à leur guise des constructions sans harmonie, avec des goûts très personnels. Dans une même aire, se côtoient des villas de styles très diversifiés devant un immeuble! Les uns établissent leurs somptueuses demeures, là où d’autres font fructifier leur investissement. Il y a absence de cohérence et de contrôle. Il est à craindre que l’état révolutionnaire multiplie ces excès.
L’activisme désordonné a déstabilisé les fonctions productives. Le long des routes principales s’établissent divers commerces qui tentent de gagner leur marge commerciale. Ils encombrent les routes, gâchent le paysage, mais c’est le système d’un entreprenariat de survivance où chacun développe son emploi. Dans la principale zone industrielle de Tunis-Charguia, le petit commerce s’est imposé dans un lieu destiné à accueillir l’établissement des usines. Mécaniciens, buvettes, restaurants, habitations s’imposent dans des lieux de production industrielle. Cette évolution dévalorise le lieu stratégique, qui vante aux investisseurs la proximité du réseau de transport, de fret maritime et aérien.
Etat policier?
On peut s’étonner d’une image d’Etat policier apposée à la Tunisie; il s’agissait plutôt d’un Etat de «liberté anarchiste». Etait-elle une dictature… alors qu’il y avait une incapacité à faire respecter les lois de l’urbanisme? Pire que la police… règne la désobéissance aux lois. Pire que la dictature… on a la fumisterie du laisser-faire. Pire que l’autorit… il y a l’incapacité à définir une stratégie et un plan de travail. Le pire des présidents… est le populiste qui dévalorise les fonctions du pouvoir et de l’Etat.
Ben Ali n’avait pas de stratégie. Il appliquait une recette de «laisser-faire». Il croyait que les individus valoriseraient le territoire, et qu’il gagnerait en paix et en popularité. Son attitude de défiance a légitimé les abus et les désobéissances citoyennes pour, en fin de compte, justifier la défiance de l’autorité suprême et la déchéance de sa personne. Tel fut le faux calcul de Zine El Abedine Ben Ali: une pauvreté généralisée à l’ensemble de la population, qui portera ses graines de violences; une destruction de l’harmonie entre les hommes, la nature et leurs ressources, qui désagrégera le patrimoine d’un beau pays.Â