Au commencement
La première idée est que ce sont des dieux qui créent le monde à partir du chaos, puis le gouvernent. Dans de nombreuses cosmogonies (Chine, Inde, Egypte, Mésopotamie), c’est lors de l’éclosion d’un oeuf originel où ils se trouvaient en gestation que les dieux qui vont gouverner l’univers apparaissent.
Ensuite, 6000 ans avant notre ère environ, des hommes «s’arrogent le pouvoir de gouverner le monde» (p. 28). Ils revendi¬quent souvent une filiation avec les dieux créateurs, et tentent de conquérir les terri¬toires les plus vastes possibles, créant des empires qui sont les premiers gouvernements de mondes, dans la mesure où ils englobent finanlement l’ensemble du monde qu’ils connaissent. Ces empires ne survivent souvent pas longtemps à leurs fondateurs, ou à la dynastie qu’ils ont pu engendrer.
Des empires distincts, s’ignorant les uns les autres, coexisteront dans différentes parties du monde: Chine, Inde, Egypte, Mésopotamie, Amérique, Afrique…
Le monde marchand
A partir du XIVe siècle, ce n’est plus la guerre mais la paix qui devient la condition de l’expansion du monde marchand. L’armée, qui était utilisée pour conquérir des richesses, devient un instrument de protection des réseaux commerciaux. «Le gouvernement passe des soldats aux bourgeois» (p. 71).
A chaque siècle, une ville d’Occident devient le «coeur» du monde. La première qui est mentionnée par Attali est Bruges, qui a reçu des libertés municipales des Comtes de Flandres et dispose de la plus importante industrie textile d’Europe dans son arrière pays. Elle devient le premier centre commercial du monde avant de perdre sa suprématie au profit des villes italiennes. Lorsque Bruges est affaiblie par l’envasement de son port, le «c½ur» du monde se déplace à Venise, qui sera un nouveau centre marchand doté d’une puissance militaire à la fin du XIVe siècle.
La Chine
Pendant la même période, la Chine se voit couper certaines routes commerciales par l’accession au pouvoir des grands Moghols en Inde, et décide d’organiser des expédi¬tions maritimes vers l’ouest (océan Indien, mer Rouge). Pour ce faire, elle cons¬truit au début du XVe siècle la plus grande flotte jamais bâtie (deux cents navires cinq fois plus grands chacun que celui de Vasco de Gama un siècle plus tard) et l’envoie chargée de soldats et d’ambassa¬deurs dans des expéditions vers Java, Sumatra, Ceylan, la Somalie, le Kenya, etc. Ces démonstrations de puissance incitent ces pays à se soumettre à Pékin.
Les expéditions cesseront brutalement en 1433 lorsque le pays sera de nouveau attaqué par les Mongols. La flotte est alors rappelée pour participer à sa défense et le pays se referme: l’empereur interdit en 1436 la construction de navires capables de naviguer en haute mer; en 1525, la Chine organise la destruction de toutes les jonques de plus de deux mâts. La Chine sort alors pour très longtemps de l’histoire du reste du monde.
Premier projet de gouvernement du monde
C’est en 1713 que l’abbé de Saint-Pierre, un diplomate français, publie son «Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe» dans lequel il propose «la première organi¬sation systématique du monde» (p. 107).
Il plaide pour l’établissement de la paix par contrat et non par la force, en l’occurrence un Traité d’Union instituant un Congrès perpétuel sur le modèle des organisations fédérant les entités suisses, hollandaises et allemandes, pour «exécuter en plus grand ce qui était déjà exécuté en moins grand (p. 108). Ce congrès, composé de députés envoyés par les différents souverains siègerait dans une ville libre, délibèrerait dans la langue la plus utilisée, et conviendrait d’utiliser une même monnaie, un même système de mesure, etc. Il chargerait une société commerciale d’organiser le commerce sur le modèle de la Compagnie des Indes.
Après que cette organisation ait été mise au point en Europe, elle devrait aider les autres continents à s’organiser de la même façon, pour aboutir, bien plus tard, à une Union mondiale.
Premières institutions internationales
Un siècle et demi plus tard, en 1863, un homme d’affaires genevois, Henri Dunant, créera la première institution internatio¬nale, le Comité international de la Croix-Rouge, après avoir constaté, horrifié, lors de la bataille de Solférino entre les troupes françaises et autrichiennes, qui fera près de 10.000 morts et 30.000 blessés, que «l’armée française compte plus de vétérinaires pour s’occuper des chevaux que de médecins pour s’occuper des hom¬mes» (p. 142). L’année suivante, douze pays adoptent à Genève une convention réglementant le droit des blessés.
Les premières institutions internationales créées par les gouvernements concernent le domaine des télécommunications. En 1863 aussi, est créée l’ «Union télégraphique internationale», visant à harmoniser les règles de tarification, dont les premières décisions consisteront à normaliser le code Morse utilisé pour les transmissions, et à s’organiser de telle manière que les villes importantes soient en communication permanente. Ensuite, en 1874, une «Union générale des Postes» est créée, qui sera rebaptisée quelques années plus tard «Union postale universelle». Viendront ensuite de nombreuses autres organisations dans tous les domaines concernés par les échanges internationaux: harmonisation du droit du chèque, navigation, sécurité alimentaire, standards de mesure, etc.
Situation actuelle
Pour Jacques Attali, les Etats-Unis paraissent à première vue capables de rester durablement la première puissance du monde. Mais ils ne seront bientôt plus qu’une grande puissance «relative» disposant «pour un temps encore» de la plus grande armée, la première économie, la principale monnaie (p. 261). Ils ne resteront pas les «maîtres» d’un monde «trop peuplé, trop complexe, hors du contrôle de qui que ce soit». Sur le modèle de ce qu’il a observé dans son analyse historique, on assistera à un nième déplacement du c½ur du monde. Qui pourrait devenir la nouvelle superpuissance? La Chine, qui est en pleine croissance économique, n’aura pas encore ratrappé les Etats-Unis dans vingt ans si elle continue sa croissance au rythme actuel. Mais elle devra se consacrer à ses énormes problèmes intérieurs (pollution, pauvreté, vieillement, etc.), et, surtout, «elle n’a jamais eu une vocation universaliste» (p. 267).
L’Inde voudra certainement contrôler la région qui l’entoure. En 2030, sa population dépassera celle de la Chine et représentera la plus jeune force de travail du monde, avec la moitié de sa population âgée de moins de 25 ans. Mais elle aura aussi beaucoup de problèmes internes à régler: bureaucratie, corruption, faiblesse des infrastructures, insuffisance de la production agricole, misère des masses rurales, terrorisme et forces centrifuges… Elle se consacrera donc pendant encore plusieurs décennies à stabiliser son environnement sans chercher à devenir une superpuissance à vocation mondiale.
Si l’Afrique pourrait devenir une vraie grande puissance à condition de parvenir à s’organiser en confédération pour compter dans le monde, comme l’Amérique latine. L’Union européenne, quant à elle, «peut prétendre devenir une très grande puissance politique» «si elle ne se désintègre pas», en raison de son histoire et de sa «vocation universaliste» (p. 269). Il lui faudrait pour cela devenir une fédération politique pourvue d’un gouvernement, d’un budget et d’une capacité d’emprunt, d’une armée intégrée, mais il est peu probable qu’elle y parvienne.
Le gouvernement du monde
Un gouvernement mondial est nécessaire car le marché sera de plus en plus mondial alors que la démocratie restera locale, ce qui «rendra de plus dérisoire le prétendu pouvoir des Etats, y compris les plus puissants» (p.270).
Le monde risque de ressembler de plus en plus «à une gigantesque Somalie, pays sans Etat stable, en guerre civile, où s’entretuent des seigneurs de la guerre.
Les économies de marché juxtaposées dans des Etats distincts tendront à devenir une seule économie de marché, presque pure et parfaite au sens de la théorie économique, sans Etat. Une telle économie ne trouve son équilibre qu’à «un niveau de sous-emploi des facteurs» ce qui peut notamment signifier un chômage de masse.
Pour Jacques Attali, il est temps que le monde se dote d’un Etat de droit démocratique, capable de réguler le marché et d’organiser une réaction aux différents périls qui menacent la planète: désordres financiers, guerres, catastrophes écologiques, chute d’un astéroïde, etc.
L’organisation qu’il propose, «le meilleur des gouvernements du monde» serait «nécessairement fédéral, décentralisé, transparent, démocratique, en charge des seuls sujets planétaires, préoccupé des enjeux du long terme» (p.305). Cette dernière dimension sera prise en compte par l’intermédiaire d’un parlement tricaméral, composé d’une première chambre, une «Assemblée mondiale» chargée de représenter les intérêts de chaque citoyen du monde d’aujourd’hui, qui votera les lois et les budgets, un «Sénat des nations» veillant au respect de l’équilibre géopolitique et à l’aménagement du territoire, et une «Chambre de patience» visant à représenter à la fois «les générations futures et le reste du règne du vivant» (p. 309).
L’exécutif sera un «heptavirat» composé de deux membres désignés par chacune des trois assemblées qui en choisiront entre eux un septième, chacun pour une période de sept ans, non rééligible. Cette structure pourrait apparaître après une guerre, ou bien, plus vraisemblablement, être établie en vue de prévenir un désatre systémique majeur de type écologique, économique, terroriste, etc.
Le dernier livre de Jacques Attali a le grand mérite de nous faire ressentir que nous sommes tous des citoyens du monde, issus d’une histoire, et capables d’être des acteurs d’un projet visant à organiser notre avenir, ce qui est un peu plus enthousiasmant que certains aspects de politique national(ist)e.