Préoccupations pour les hommes
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L'autorité publique ne s'est pas préoccupée de protéger le paysage de l'île. Elle se préoccupera encore moins du devenir de sa population, malgré ses ardeurs patriotiques. La démographie est en forte croissance, due au comportement rural de sa population et à la forte migration. En l'espace de 30 ans, la population de Djerba est passée de 60 à 300.000 habitants. Cela signifie que, lorsque la population tunisienne double de 5 à 10 millions, celle de Djerba quintuple... C'est une des plus hautes densités au km² du monde. Cette pression pose des préoccupations sur les ressources, la  production, l'espace...  L'île est sans ressources, avec un écosystème très fragile, des interrogations sur l'économie du tourisme. Quel est le regard public sur les besoins de cette population future, qu'il faudra loger, nourrir, éduquer, employer,  transporter, etc.
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L'île s'est urbanisée à grande vitesse. Houmt-souk s'est étendue dans l'espace jusqu'à l'asphyxie. Le même phénomène s'observe à Midoun. La ville s'étend le long de ses bretelles de communication. Les limites ne sont pas respectées. Les  villages deviennent de petites villes sans structures urbaines. A ce rythme, Djerba sera une vaste connurbation qui s'étendra sur des kilomètres, comme la région de Hammamet ou de Tunis nord. Les spéculateurs ont compris l'intérêt d'une course à l'occupation du sol. Est-ce le modèle que l'on veut pour l'île de Djerba?
Et alors?...
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L'avenir de Djerba dépend d'une stratégie publique que le gouvernement voudra adopter.  Il peut donner la priorité au standing national, lui assigner une destination d'émigration pour le grand sud, ouvrir la porte aux miséreux et aux aventuriers, continuer à laisser faire les initiatives individuelles de l'enrichissement spéculatif, brader le capital de l'île... Il n'est pas difficile de prévoir que nous continuerons à figurer parmi les tiers-mondisés, avec une île urbanisée, surpeuplée, appauvrie, sans ressources, dépendante du Continent, peu sûre, voire non éduquée et agressive, et peut-être finir comme Meninx.
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Le gouvernement peut faire un autre choix : profiter de ce joyau de Djerba, donner la priorité au standing international, en faire une destination privilégiée pour le tourisme, et pour les gens à fort pouvoir d'achat, permettant l'acquisition de devises étrangères, contribuer aux bienfaits de l'économie tunisienne...
La question est de stratégie publique. On ne peut plus reprocher à Ben Ali de ne pas comprendre le sens des mots: stratégie, objectifs, moyens. Il faut poser le modèle, définir les choix fondamentaux, fixer les objectifs et les moyens.
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1. Désirerions-nous protéger notre environnement naturel, sa réputation de jardins, de beauté des paysages, l'harmonie de l'architecture, la richesse des ressources de la terre et de la mer... Un certain nombre de mesures, publiques ou individuelles, vont dans ce sens. Tandis que d'autres agissements vont à l'encontre de ces objectifs.
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Les critères et les normes de construction doivent être connus et respectés, avec un risque de sanctions défini. L'espace doit être géré rationnellement. Les constructions hautes doivent être autorisées au centre-ville, et dans certains lieux de rassemblement urbain. Les paysages, les pâturages, les tabias doivent être préservés, surtout le long des routes et des sentiers parce qu'ils marquent dans les esprits l'image de l'île. Le travail des botanistes doit être encouragé par la commune, en association avec le ministère de l'Agriculture. Les ressources de la mer et la reproduction des espèces marines observées par une équipe de scientifiques, pour préserver la durabilité de la ressource. Il va sans dire que le privé est partenaire de l'intérêt public.
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2. Désirerions-nous préserver notre réputation de bon gestionnaire, de sécurité, de bien-être, de tolérance et de paix... Il faut connaitre nos lois, les faire respecter.  La relation de bon voisinage passe par le respect de la loi. Les constructions et styles architecturaux doivent correspondre à l'identité locale, les plans et normes être soumis à autorisation. Les constructions illégales et les destructions de tabias, de palmiers ou d'oliviers doivent être sanctionnés. Les amendes de 150 dinars pour une construction illégale ne paraissent pas dissuasives. L'activisme des bulldozers et la vente de matériels de construction doivent être strictement contrôlés et soumis à autorisation de la commune. Pire, les vols de terres, de sols arables, de récoltes, la destruction de sites archéologiques sont de nouvelles formes de banditisme, qui méritent l'emprisonnement immédiat, tant elles portent atteinte à la collectivité.
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L'activité économique répond aussi à des règles et à des obligations. Il est anormal qu'une licence permette de travailler sur tout le territoire. Elle devrait définir son lieu d'activité. L'économie formelle est légale, répertoriée, encadrée, privilégiée, protégée... parce qu'elle contribue à la vie collective d'une commune.  L'indifférence publique sur l'établissement informel et le commerce de survivance ne rejoint pas l'intérêt collectif.
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3. Désirerions-nous identifier notre patrimoine, connaître notre histoire, être fier du passé, à l'honneur des anciens ? Ou bien, faut-il ignorer les païens et les saints, leurs noms et leurs pierres? Combien de voyageurs ont-ils été inspirés par Ulysse, par le mystère des lotophages, ou d'autres mythes sur la muse de Méninx ou les rites païens pratiqués par certains Berbères,  ou la tradition africaine de Djerba de transmission orale ou notre système d'organisation basé sur l'autarcie ou l'organisation architecturale du Houch soucieuse des vents et de l'humidité des sols, ou l'inspiration musicale de jazz d'un "night in Tunisia"... et tant d'autres récits qui enrichiraient la connaissance culturelle de Djerba. Les récits permettent à certaines personnes de développer des liens durables avec notre culture.
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4. Désirerions-nous avoir une projection du futur, contrôler le développement de l'île, les mouvements de populations, l'activisme économique, l'avenir de l'île...
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La protection passe par l'isolement, la prise en charge de l'auto-responsabilité, le contrôle des flux de population et de marchandises, de taxes qui protègent notre production, de conditions qui préservent nos paysages, de règles qui protègent nos ressources, de gestion fiscale pour nourrir les caisses de l'Etat et contribuer à la solidarité nationale dont le pays a besoin.