?> TUNISIE  de l'apolitisme au politisme ou de l'enthousiasme à la violence
TUNISIE  de l'apolitisme au politisme ou de l'enthousiasme à la violence

Banc Public n° 216 , Février 2013 , Kerim Maamer



Le 6 février à 8h45 à Tunis, le leader politique d'une petite formation est assassiné : Chokry Belaid, 47 ans, père de deux enfants, avocat de profession, responsable du Parti des patriotes démocrates (PPD). Cet assassinat a provoqué une onde aussi puissante que l'immolation de Bouazizi ou  la révolution des jasmins. Elle risque de sonner le glas pour le parti islamiste Enahda.


La Tunisie n'a pas de fortes traditions de débats politiques. Le mouvement indépendantiste lui-même n'a été porté que par un groupement de personnes, appartenant à une élite du collège Sadiki, qui fréquentait les mêmes lieux, le « café de Paris » entre autres. Le personnage de Habib Bourguiba a principalement dominé les engagements de l'anticolonialisme, les négociations pour  l'indépendance, l'organisation de l'Etat moderne... Dans ce nouvel Etat indépendant de Tunisie, il régna de manière paternaliste pendant une  présidence de 37 ans. Bourguiba incarnait la voie politique, déléguait les responsabilités et la télévision rapportait les résultats. Il tenait un discours social dans un dialecte tunisien, mieux compréhensible par la population, tandis que les informations rapportaient les nouvelles du monde, lues en langue arabe littéraire moins accessible. Il n'y avait pas de débats publics, ni d'intérêt d'ailleurs. Les manifestations ne sont pas autorisées, ni pour le Vietnam, ni pour la Palestine. On peut critiquer cette absence de débat, mais le pays vit tranquillement. Le Président faisait ses sorties quotidiennes, saluant une population amicale qui n'entretenait aucune rancoeur. La tranquillité était sincèrement vécue par les habitants, probablement aussi par ignorance ou par incapacité d'expression. Un tel système se complique lorsque la famille s'élargit autant que ses difficultés et  que les réponses du patriarche s'avèrent inadéquates.

 

Dans le courant des années '70, un courant d'opinion porté par Ahmed Mestiri appela à une alternance  politique. Le secrétaire général du Parti socialiste destourien démissionna de son poste pour une raison ignorée. Cependant, il évoqua l'intérêt d'organiser deux formations politiques, à la manière des Démocrates et Républicains américains, qui concourraient aux élections présidentielles. La démocratisation ne se mettait pas en place tandis que de sérieuses velléités de contestation éclataient dans le pays, parmi lesquelles un mouvement aux revendications religieuses, porté par Rached Ghanouchi. Les militants de ce mouvement prêchent, diffusent la parole, distribuent des repas, organisent la santé, embrigadent les jeunes, drapent les femmes... et leur influence est sans cesse croissante. Habib Bourguiba ne fait pas dans la demi-mesure. Ceux-là  incarnent pour lui une conception des plus archaïque, rétrograde, obscurantiste qu'il avait combattue sa vie durant.

 

Il voyait là « s'effondrer une oeuvre de sa vie », pour paraphraser Kipling, et les convaincus du fonds de l'Histoire revenaient à l'avant-scène de la politique pour imposer leurs vérités. Bourguiba veut leur peau et la sénilité n'aide pas à la mesure. Les militants sont emprisonnés. Ghanouchi s'enfuit au Soudan. Bourguiba coupe toute relation diplomatique et économique avec ce pays.

Le successeur Ben Ali, qui prend le pouvoir en 1987, sera plus clément avec les « islamistes ». Il veut  affaiblir leurs structures et les vider de leur sens, en devenant lui-même défendeur de l'islam.  Il est le Président qui a porté leurs revendications en multipliant les mosquées, autorisant les cinq appels de prière en dépit des réglementations sur les nuisances sonores, satisfaisant aux ruptures de programmes pour la prière, prohibant l'alcool dans les lieux officiels, sanctionnant le commerce de spiritueux...  Cependant, sous ses 23 années de règne, la démocratisation n'avance pas non plus. Le Président reste dans la ligne du parti unique et du débat étouffé. Il reste dans le modèle bourguibien, au point  de modifier la Constitution pour s'assurer un quatrième mandat présidentiel. Il n'y a pas non plus de débats politiques, seulement des projets économiques portés par les nantis d'une clique au pouvoir. Il n'y a donc rien de nouveau, sinon une dérive du germe bourguibien, dans un contexte   où la population a doublé, où la fluidité de l'information prend une dimension nouvelle avec l'internet et où la population a accédé à la connaissance.

 

Le 14 janvier 2011, une fort belle révolution éclata à Tunis. Le dictateur avait quitté son pays pour accompagner sa famille en Arabie saoudite, mais personne ne veut le ramener. On le considéra déchu de sa fonction et personne ne voulait plus de lui. La rue éclate d'une ferveur que le pays n'a jamais vue. Les gens s'embrassent, se parlent, développent leurs idées, expriment leurs ambitions, se filment... dans une joie à l'équivalent de la chute du mur de Berlin. Le monde entier s'enthousiasme pour cette révolution tunisienne. Plus de 100 partis politiques vont naître. La Tunisie découvre le plaisir de l'engagement politique dont elle a toujours été privée.

 

Le régime est dirigé par un gouvernement intérimaire, le temps d'organiser de nouvelles élections. L'ancien parti unique est dissous. Ses membres sont empêchés d'exercer un quelconque mandat politique pour  10 ans. Le gouvernement décide de refondre la Constitution, d'organiser des élections libres pour élire une Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle Constitution, dans un délai d'un an. Le parti Nahda remporte les élections avec 37% des voix. Il gouverne au sein d'une troïka. Le 23 octobre 2012, au terme du délai convenu, la Constitution tunisienne n'a pas été adoptée. Les forces d'opposition à la troïka apparaissent très faibles. Seuls la centrale syndicale UGTT, qui menace d'une grève générale, et Nidaa Tounès (l'Appel tunisien)  critiquent fortement le gouvernement. La situation politique est très grave, mais le syndicat renonce à la grève générale, dans un intérêt de paix civile. Le Premier ministre avait promis de remanier son gouvernement, mais les pressions du Parti Nahda l'en empêchent. Les  meetings de Nidaa Tounès sont contraints et sabotés par des cellules d'intervention du ministère de l'Intérieur. La vie politique tunisienne prend une tournure de lâcheté et de menaces. Les ministres Nahda utilisent l'appareil d'Etat pour leurs intérêts partisans. Tous les députés exploitent leurs fonction dans le but des futures élections. Les excès vont loin. Une liste noire des opposants à Nahda est publiée. Des appels au meurtre sont entendus. Les Tunisiens, qui ont découvert les intérêts de la politique, découvrent aussi sa violence, et une violence qu'ils n'ont jamais connue.

 

Le drame arrive ce 6 février 2013. Chokri Belaid, farouche opposant aux islamistes, sort naturellement de chez lui. Il n'a pas de sécurité puisque nos responsables publics n'ont jamais été l'objet de menaces dans leur vie privée. Il est tué par quatre balles de pistolet, tirées à bout portant. L'information immédiate provoque la colère générale dans tout le pays. Le personnage n'est pas un politique très connu, mais le geste de l'assassinat par balles, pour un motif politique, est totalement inacceptable. On y voit la responsabilité directe du Parti Nahda qui a introduit un langage de menaces et de violences dans le paysage politique. Les sièges du Parti Nahda à Gabès et à Sfax sont incendiés par des manifestants en colère. Ghanouchi s'enfuit à Londres. Le personnage est haï. On voit en lui un transformateur des identités, un détonateur de violence. Le Premier ministre  n'accepte pas non plus cet assassinat. Taoufik Jebali décide alors, ou enfin, de remanier son gouvernement. Il veut nommer des technocrates apolitiques, le temps de nouvelles élections. La décision est forte mais elle va à l'encontre de la volonté de son parti. Il est donc l'objet de pressions et de menaces venant de son parti! Un jeu de vérité se découvre. Nahda est-il un parti « modéré » ou un parti stratège ? Est-il honorable ou dangereux pour la démocratie ? Certains de ses responsables ont minimisé cette mort, l'ont associée à leur propre souffrance, y ont vu manoeuvre politicienne en dépit des valeurs religieuses de respect pour le deuil en culture musulmane, qu'ils sont supposés porter.

 

Le 8 février 2013, une immense foule accompagne le cortège funèbre de Chokri Belaid. Les Tunisiens n'ont plus vécu de telles funérailles depuis la mort de Moncef Bey (1).

 

 

Kerim Maamer

     
 

Biblio, sources...

(1) Bey de Tunisie (prince héréditaire sous l'empire ottoman, puis sous le protectorat français), déposé en 1943 pour nationalisme et qui mourut exilé en France. (NDLR)

 
     

     
   
   


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