Ce n’est pas le premier livre qui traite de cette problématique, tant s’en faut, mais il réussit à synthétiser l’évolution récente de notre alimentation en partant du contenu de l’assiette et en fournissant une information très documentée sur les coulisses de l’industrie agro-alimentaire, tout en restant sans cesse présent pour le lecteur, en lui communiquant non pas une information distanciée et neutre, mais un point de vue bâti sur une enquête fouillée qu’il partage avec son public.
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C’est cette présence qui fait la force de cette démonstration implacable, où l’on ressent l’émotion de l’auteur par rapport à la destruction, la sottise, la malhonnêteté qu’il nous conte: il ne nous laisse pas solitaires à contempler le désastre, il nous accompagne dans plus d’un demi-siècle d’histoire de la production alimentaire, en expliquant dans un langage à la portée de tous, les choix qui ont été faits et leurs motivations parfois erronées et toujours mercantiles.
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D’autres auteurs dénoncent les dangers de la production agroalimentaire d’une façon scientifique, froide et impersonnelle; en les lisant, on est inquiet, puis, on se dit que ce n’est tout simplement pas possible, que ce doit être exagéré, qu’il s’agit sans doute d’une personnalité paranoïaque.
Jean-Pierre Coffe parvient à nous faire voir que c’est «vraiment vrai», et que c’est scandaleux.
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Malgré cette introduction alléchante, prévenons les lecteurs que s’il peut être utile de lire ce livre si on a quelques kilos à perdre, il vaut peut-être mieux s’en abstenir si l’on a tendance à l’anorexie ou à la dépression, car le tableau brossé est vraiment peu appétissant …
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Jean-Pierre Coffe voudrait que son livre incite la société française à modifier son organisation par rapport à la production alimentaire. Son ouvrage n’indique pas la voie à suivre: il s’agit surtout d’une dénonciation désolée de la destruction à laquelle il a assisté dans le cours d’une vie professionnelle centrée sur l’alimentation, des méthodes des industriels de la nourriture et de leurs affidés publicitaires, de l’inertie ou de l’encouragement des autorités publiques pour les mauvaises pratiques, de l’avilissement des agriculteurs tombés sous la coupe des banquiers, de l’obsession des prix bas, de la domination de la qualité visuelle par rapport au gout…
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C’est un cri de colère et de dégout solidement argumenté, qui voudrait sans doute inciter à une réflexion collective pour élaborer des solutions, pour protéger et valoriser les quelques raisons d’espérer qu’il nous livre, les rares exemples de pratiques moins mauvaises qu’il a découvertes dans de très petites niches.
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L’ouvrage est divisé en six chapitres traitant respectivement des produits laitiers, des œufs, du poisson, de la viande, des fruits et légumes, des conserves et surgelés. Il n’y a pas de conclusion, le livre se terminant un peu en queue de poisson par une série de conseils pour le consommateur ménager. La préface de l’auteur qui introduit et synthétise son travail peut être relue comme  conclusion.
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Le lait
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Le chapitre sur les produits laitiers met en exergue le choix agronomique de la variété de vaches Prim’Holstein, «la pisseuse de lait», une «usine à lait sur pattes» (p.21) par les planificateurs de l’agriculture française, qui ont «développé dans l’agriculture un intense productivisme» (p.20) après la deuxième guerre mondiale. Alors que les races laitières traditionnelles produisaient 2.500 à 3.500 litres de lait par an, la Prim’Holstein en produit 10.000, certains spécimens ayant même atteint 18.000 litres.
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Outre l’observation que les Français ne boivent pas beaucoup de lait et que le lait de vache ne convient pas aux nourrissons, ce que le planificateur de l’époque ne savait peut-être pas, Jean-Pierre Coffe se focalise sur la qualité du produit : «La  conséquence de cette superproduction est la médiocrité de la qualité du lait, devenu insipide (…)» (p.21). «Avec la mise en place de cette politique, la notion même de gout et de qualité a disparu (…)» (p.22). Le lait cru a été remplacé par les laits pasteurisé et stérilisé (UHT).
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Ce procédé, inventé par les Suisses en 1951, «encourage la médiocrité» (p. 24). Il détruit bien tous les germes, mais aussi « une bonne part des vitamines B1, B12 et C », et le gout, ce dont seuls les consommateurs qui ont déjà gouté au lait cru peuvent se rendre compte.
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Le lait ainsi produit et traité est «vide». Comment le vendre? Il faut l’enrichir, ce qui justifiera qu’on le fasse payer plus cher… Puisqu’il n’y a plus de vitamines dans le lait, enrichissons-le en vitamines. Ensuite, il y aura les laits enrichis en sels minéraux, puis en omégas 3.
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Il y a plusieurs procédés pour enrichir le lait en oméga 3: «nourrir les vaches avec des fourrages riches en omégas 3, des graines de lin par exemple, mais c’est cher. Ou bien on peut rajouter de l’huile de poisson dans le lait ». Pour Coffe, «si on veut des omégas 3, mangeons des sardines, c’est plus naturel et c’est plus vrai.» (p.27).
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Dans le chapitre sur le lait, il faut lire le démontage de la filière du lait écrémé conservé sous forme de lait en poudre et revendu grâce aux subsides moins cher que le lait naturel aux éleveurs pour nourrir les veaux, après l’avoir enrichi en sous-produits animaux.
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Dans ce chapitre sont également analysés les yaourts et les fromages.
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Les techniciens de l’agro-alimentaire sont présentés comme incitant avec aplomb les agriculteurs à des comportements contraires au bon sens et à la qualité des produits.
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Le poisson
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Le chapitre sur le poisson présente un panorama apocalyptique, que ce soit au niveau de la pêche ou des poissons d’élevage. Coffe revient sur la surexploitation des océans, abimés par le productivisme aveugle. Une partie de la pêche est dite "minotière", elle sert à fabriquer "des farines pour l'alimentation du bétail et des poissons d'élevage" (p. 104).
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La consommation mondiale de poissons a fortement augmenté en cinquante ans, passant de 10 kg à 18 kg par habitant de1960 à 2010. Il nous décrit des conditions de production de cette ressource (que nous achetons le plus souvent en barquettes dans les supermarchés), qui peuvent être hallucinantes: du poisson pêché est directement congelé, puis envoyé en Chine par exemple pour être décongelé, nettoyé, puis recongelé, retransporté, à nouveau décongelé puis vendu comme du poisson frais.
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Le poisson d'élevage n'échappe pas non plus à la critique. Sa part de marché est passée de 45,6% en 2008 à plus de 50% en 2012. La moitié provient de Norvège. Coffe appelle "usines de saumon" les fermes aquacoles composées de gigantesques cages immergées de 20 mètres de côté comprenant chacune 10.000 saumons qui tournent en rond, nourris par des granulés projetés à intervalles réguliers par des tuyaux en plastique.
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Les jeunes "smolts" de printemps qui pèsent 113 grammes "doivent prendre 4,4 kilos en 14 mois, mais n'ont droit qu'à 5,3 kg de granulés ». Il en déduit que "les marges des aquaculteurs norvégiens sont aussi serrées que celles des producteurs de porc bretons" (p. 112). Que contiennent ces granulés, alors que les saumons sauvages se nourrissent de crevettes? Là également, "peu de différence entre un aquaculteur et un producteur de porcs"(p.113): farines et huiles de poisson, huiles végétales, blés, vitamines, sels minéraux, colorant synthétique de même formule chimique que le colorant naturel orangé.
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Des études scientifiques américaines ont découvert que les saumons d'élevage contenaient des doses élevées de polluants très nocifs pour l'homme:  PCB, DDT, dioxines. L'élevage intensif  rend les poissons vulnérables. Ils sont infestés de poux de mer et traités à l'aide d'un insecticide interdit en France. D'autres polluants proviennent des produits chimiques dont on asperge les farines de poisson importées d'Amérique du Sud par cargo, notamment pour éviter l'autocombustion.
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D'après Coffe, la ministre norvégienne de la pêche, qui nomme les directeurs des organismes publics de contrôle, possède des parts dans des sociétés de pêche (p.115).
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Conclusion
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Comme on l'a dit au début, Jean-Pierre Coffe, personnalité médiatique, s'investit personnellement dans le débat sur la qualité de la production alimentaire. Il souhaite provoquer une prise de conscience des consommateurs, des changements dans les méthodes de production, avant qu'il ne soit trop tard: énormément de variétés de fruits et légumes ont déjà disparu, la pêche industrielle utilisant des techniques de pointe est en train de vider les océans, la production de viande a été gérée en dépit du bon sens, etc. Pour les fruits, on a sélectionné les variétés en privilégiant l'aspect, la facilité de manutention, au détriment de la saveur.
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C'est à une remise à plat de toutes les filières de l'industrie agroalimentaire qu'il appelle, en vue de favoriser la recherche de la qualité – y compris le gout - comme premier critère, au lieu du seul prix.
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"Arrêtons de manger de la merde"
Jean-Pierre Coffe
Décembre 2013
Editions Flammarion
251 pages, 16,47 euros