Le propos de Pierre Weill, ingénieur agronome, dans «Mangez, on s’occupe du reste» est plus scientifique, et il s’agit d’une personnalité moins médiatique que le sympathique Coffe. Néanmoins, nous avons également dévoré son essai, même si le style n’est pas son principal atout, tant les notions présentées étaient originales et paraissaient apporter des éléments d’information qui nous manquaient pour pouvoir assembler les pièces du puzzle de nos connaissances sur le sujet, glanées ça et là dans les médias après la fin d’un enseignement secondaire dans lequel plusieurs problématiques étaient déjà abordées, dans les années ’70.
Â
En fait, les notions apportées à ce débat sur la manière d’obtenir une alimentation de qualité par Pierre Weill sont très simples. Elles rejoignent finalement le bon sens, que nos situations urbaines déléguant à autrui la production des aliments indispensables à notre vie ne nous permettent pas toujours d’exercer.
Â
Son livre s’adresse aux décideurs de nos chaînes alimentaires: dirigeants d’usines agroalimentaires, gestionnaires de coopératives agricoles, dirigeants d’entreprises de distribution, etc. Pour mieux les influencer, pour convaincre les politiques, il s’adresse également aux consommateurs que nous sommes, afin que l’ensemble de la société  fasse évoluer les pratiques en vue d’une meilleure santé générale. Mais dans le modèle actuel de production alimentaire de masse, qui limite fortement notre «libre arbitre biologique» dans nos choix alimentaires, les décisions de changements ne sont pas à notre portée, elles doivent être prises au niveau des producteurs.
Â
Maladies de civilisation
Â
Pour que nos corps complexes fonctionnent correctement, nous devons leur fournir à intervalles réguliers un ensemble de matériaux biochimiques indispensables aux équilibres délicats de l’ensemble de nos processus vitaux. Si, sur le long terme, certaines substances sont en excès et d’autres en quantité insuffisante par rapport à nos besoins, nos mécanismes biochimiques peuvent se dérégler, conduisant à l’apparition de maladies dégénératives comme le diabète, l’obésité, le cancer, la dépression…
Â
La prévalence de ces maladies non infectieuses pourrait avoir évolué parallèlement à l’appauvrissement de notre alimentation résultant de son industrialisation au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, après la deuxième guerre mondiale.
Â
Prix bas
Â
Pierre Weill note que la part de l’alimentation dans le budget des ménages ne cesse de baisser depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. «Dans les années 1950, un citoyen de l’Union européenne consacrait plus de 40% de ses ressources à se nourrir. Aujourd’hui, c’est moins de 15%. »(p. 208). En France, c’est un peu plus de 13%, en Angleterre, moins de 10%. Les États-Unis ont le budget pour l’alimentation le plus bas du monde: environ 7%. Il y a un lien inverse entre développement économique et pourcentage du budget des ménages consacré à l’alimentation.
Â
Un des moteurs de la baisse des prix est la concurrence acharnée entre producteurs, distributeurs, firmes agroalimentaires.
«Au début des années 60, le souci majeur de l’industrie agroalimentaire est la réduction du budget alimentaire moyen des familles françaises sous la barre des 15%. Nourrir un maximum de gens pour un minimum d’argent.»(p. 57). Pour y parvenir, il a fallu abaisser considérablement les coûts de production des aliments. Dans l’agriculture, cela a entraîné notamment le développement des monocultures. Il en est résulté un «appauvrissement de la qualité nutritionnelle» de notre alimentation, faisant disparaître les micronutriments qui abondaient auparavant. Lorsque ces nouvelles chaînes de production ont été mises en place, «seule la quantité et la baisse des prix comptait»(p. 58). Les effets néfastes sont apparus plus tard, «alors que tout le système était déjà installé».
Â
Compléments alimentaires
Â
En effet, l’augmentation des rendements a entraîné la diminution de la qualité nutritionnelle, qui n’intervient pas actuellement dans la valeur financière des produits agricoles. Les produits agricoles poussés à l’aide des produits phytosanitaires contribuent à nos carences, que nous devons maintenant compenser à l’aide de compléments alimentaires.
Â
Pour Pierre Weill, «pendant que l’agriculture et l’agroalimentaire sont occupés à répondre à la demande d’aliments bon marché, c’est l’industrie pharmaceutique qui prend notre santé en main et nous concocte les anti-inflammatoires, les antioxydants, les antiparasites qui ont disparu de nos plats».
Â
Danger sanitaire silencieux
Â
Cet appauvrissement généralisé de nos repas constitue un danger sanitaire qui est, selon Pierre Weill, «passé sous silence», au profit de problèmes bien plus médiatisés comme les pesticides épandus dans les champs, les antibiotiques utilisés dans l’élevage, les OGM qui font «l’essentiel de nos grandes peurs alimentaires».
Â
Or, pour lui, ces problèmes constituent «la face émergée du problème des carences de nos assiettes»: les pesticides et les OGM ont accompagné le développement excessif des monocultures. Ils ont permis de faire tous les ans la même culture sur le même sol, appauvrissant à la fois les terres et les plantes, et les rendant encore plus dépendantes de la chimie» (p.62). Des médicaments des hommes aux médicaments du sol, «la chimie compense massivement les erreurs d’une chaîne alimentaire pervertie»(p.63).
Â
Solutions
Â
Des solutions existent. Elles peuvent consister en décisions de responsables d’entreprises de distribution, qui font modifier les produits qu’ils commercialisent. Le surcoût est minime. Par exemple, la chaîne de supermarchés française «Super U» a fait modifier l’alimentation de toutes les poules dont elle commercialise les œufs, des œufs bio aux œufs «Premier prix» afin que ces œufs fournissent une quantité suffisante de DHA à leurs consommateurs. Le DHA, ou acide cervonique, est un nutriment de la famille des oméga 3 dont la carence conduit à la dégénérescence maculaire sénile, qui détruit la vision des personnes âgées.
Â
Si les poules reçoivent dans leur nourriture de l’herbe, de la luzerne et du lin, au lieu de l’alimentation standard maïs-soja, elles peuvent synthétiser cette molécule que l’on retrouvera dans leurs œufs. Le surcoût est de 0,5 euros par personne et par an. Cette modification du cahier de charges de la production des œufs vendus par ce supermarché grand public a été réalisée avec l’aide de l’association Bleu-Blanc-Cœur créée par l’auteur. Pour lui, cela représente «une avancée qualitative énorme en matière de santé publique».
Â
Objectivation
Â
Des améliorations peuvent donc résulter de décisions de dirigeants de firmes alimentaires qui «prennent leurs responsabilités».
Â
Une autre piste envisagée par Pierre Weill serait de rendre les consommateurs capables de discerner parmi les aliments qu’on leur propose ceux qui offrent une bonne qualité nutritionnelle adaptée à leurs besoins. L’évolution technologique permettra peut-être dans dix ans que le client du supermarché muni de son téléphone portable puisse scanner les aliments proposés afin d’en analyser la composition nutritionnelle. Dans ce cas, il deviendrait impossible de frauder sur la qualité, et la controverse sur les allégations nutritionnelles autorisées perdrait de son intérêt.
Â
Un autre avantage de ces techniques serait de susciter un intérêt pour l’agriculteur à fournir des produits de qualité. Ceux-ci pourraient en effet être préférés par le consommateur en raison de leurs propriétés nutritionnelles, et donc mieux écoulés, ce qui rémunèrerait l’amélioration apportée par le producteur. Une objectivation des propriétés nutritionnelles des aliments  permettrait que le prix ne soit plus le seul élément pris en compte dans les décisions d’achat.
Â
Â