Le premier, "L'Inde de demain", nous présente le pays à travers la vie de l'auteur, un Indien ayant longtemps vécu aux Etats-Unis, et celles d'une série de personnes, qu'il fréquente notamment pour documenter son ouvrage sur l'état de la société indienne.
Le second, "L'Inde nouvelle s'impatiente", plus synthétique, présente le pays sous l'angle de son évolution démographique et de la description d'une nouvelle génération comparable aux « baby boomers » qui est en train d'y acquérir une part de pouvoir importante. Il est plutôt axé sur la description globale de cette tranche de la population et ses réalisations, alors que le premier présente des trajectoires détaillées, professionnelles et privées, d'une série de personnes de tous âges avec qui l'auteur a pu entrer en relation.
L'Inde est un pays de 1,3 milliard d'habitants, en plein bouleversement économique, social, environnemental. Akash Kapur, fils d'un Indien et d'une Américaine, décide de s'y installer avec sa famille, attiré par l'énergie qui se dégage des mutations en cours, au contraire des décennies précédentes où le pays l'avait plutôt frappé par son immobilisme: auparavant, il avait fui "la torpeur économique et sociale du sous-continent indien - la rigueur imposée par son économie quasi soviétique, le fatalisme et la bureaucratie qui bloquaient tout élan créatif, étouffaient l'esprit d'initiative dans tous les secteurs d'activité"(p.23).
A son retour après douze ans d'absence, l'Inde lui est apparue "au centre du monde", ayant pris la place occupée précédemment par les Etats-Unis comme le " pays du développement et de l'aventure".
La transformation économique a débuté en 1991 lors de réformes économiques induites par une crise financière, qui a obligé le gouvernement à "baisser les barrières douanières, à libérer le contrôle des changes et à laisser l'investissement privé prendre une part plus importante dans l'économie" (p.24).
Un Zamindar
La première personne qu’Akash Kapur nous présente pour nous permettre de faire connaissance avec son pays est M. Sathyanarayanan, surnommé Sathy. Cet homme d'une quarantaine d'années, qui descend d'une dynastie de seigneurs féodaux, des zamindars, assiste avec nostalgie aux transformations de sa région qui entrainent un amoindrissement de son pouvoir sur ses habitants. Alors qu'il est très attaché à ses terres et à la pratique agricole, son épouse préfère vivre en ville où elle dispose de meilleures écoles pour leurs enfants, et peut donner libre cours à son talent de créatrice d'entreprises.
Sathy observe avec attention l'évolution de son pouvoir sur les habitants de son village, Molasur, situé dans le sud de l'Inde, près d'Auroville, dans la région de l'ancienne colonie française Pondichéry, où s'est installé Akash Kapur. A l'époque de son enfance, chaque fois que sa famille se déplaçait, "les fermiers s'alignaient respectueusement le long des routes, tête baissée, sur son passage"(p.36).
Un des tests qui lui permet d'estimer ce qui reste de ce pouvoir est qu'il obtienne ou non qu'un paysan qu'il croise sur un chemin obtempère lorsqu'il lui intime l'ordre de jeter la cigarette qu'il fume, en signe de respect.
Les Dalits
Par contre, Sathy paraît approuver le mouvement social en faveur de la méritocratie qui parcourt la nation indienne, et parle souvent de l'évolution de la condition de la caste des Dalits (appelés autrefois les Intouchables).
Jadis, comme pendant la plus grande partie de l'histoire de l'Inde, les Dalits, positionnés tout en bas de l'échelle sociale, étaient cantonnés à des "travaux subalternes et considérés comme malsains tels que le nettoyage des latrines, l'équarissage, la collecte des ordures ou le tannage du cuir" (p.55). Ils devaient vivre dans une zone bien délimitée du village Dans la nouvelle Inde, les Dalits sont en train de sortir de leur oppression.
Das, un Dalit présenté par Sathy, qui a échappé à la pauvreté de son enfance et obtenu une licence d'histoire à l'université, raconte comme il faisait, enfant, tout le tour du village pour éviter la zone réservée aux autres castes. A l'époque, un Dalit était obligé de "traverser la rue quand un membre d'une caste supérieure marchait dans sa direction"(p.59).
Ces distinctions de caste et les vexations qu'elles entrainent sont bien moins appliquées dans l'anonymat des villes où l'origine de chacun n'est pas connue. Lorsqu'il avait fait ses études à Chennai (Madras), Das avait été stupéfait de pouvoir se lier à des étudiants de castes supérieures, et notamment de pouvoir manger ensemble "en partageant verres et couverts" !
Les femmes
Des femmes de la nouvelle génération sont engagées avec passion dans la vie économique. Veena, une jeune femme de 35 ans dont Akash Kapur nous fait faire connaissance, considère que son travail la définit à ses propres yeux et aux yeux des autres. L'ambition avec laquelle elle envisage sa carrière professionnelle, la signification qu'elle lui accorde constituent pour lui un "véritable changement" (p.172). Cette attitude est caractéristique de la nouvelle génération: sa mère n'a jamais travaillé à l'extérieur.
Veena, qui vit en couple sans être mariée, après un mariage malheureux, illustre ce que Bénédicte Manier dans son livre "L'Inde nouvelle s'impatiente" décrit comme "l'affirmation des femmes urbaines". L'auteur de l'ouvrage "Quand les filles auront disparu" sur la dangereuse préférence pour les bébés garçons en Inde et en Asie, qui modifie significativement l'équilibre entre les deux sexes, dont nous avions donné un compte-rendu dans Banc Public (n° 157, février 2007) fournit des éléments chiffrés sur l'évolution de la situation des femmes urbaines: à l'université, les filles sont à présent en nombre égal voire supérieur aux garçons; "elles ont fait leur entrée dans les secteurs qui ont le vent en poupe comme les compagnies aériennes, l'industrie pharmaceutique (...) " (p. 92). Les femmes sont aujourd'hui "proportionnellement plus nombreuses dans les entreprises de services informatiques et de technologies de l'information", où elles occupent 32% des emplois directs, "que dans l'ensemble des emplois urbains (13,8% des effectifs)".
Les problèmes d'environnement
Le sujet de l'environnement n'est pas abordé dans l'ouvrage de Bénédicte Manier, qui vise plutôt à décrire l'évolution de la population. Akash Kapur, qui nous décrit son pays à travers son expérience personnelle de vie, attire l'attention de ses lecteurs sur cette problématique à partir des problèmes concrets, parfois dramatiques, qu'il rencontre et à laquelle certains de ses interlocuteurs consacrent leur vie professionnelle.
L'aspect le plus saisissant est sa découverte d'une immense décharge à ciel ouvert dans les environs de sa maison, qui produit par autocombustion des gaz pestilentiels et si toxiques que l'un de ses enfants est pris de vomissements pendant la nuit.
Cet auteur ajoute à son regard documentaire une réflexion sur les valeurs de la société indienne. Pour lui, la situation actuelle résulte du "choix d'un modèle de croissance bâti sur le dos des pauvres et sur la destruction de l'environnement à la place d'un modèle qui tiendrait compte de toute la population dans le domaine économique et favoriserait aussi la durabilité écologique" (p. 316).
La violence "gundajuri"
Un autre aspect important souligné par Akash Kapur est la déstructuration de la société et la violence qui en résulte. Ici encore, il introduit le sujet à partir de sa propre expérience, pour ensuite élargir le débat grâce aux discussions qu'il suscite avec les autres interlocuteurs indiens qu'il nous a présentés. Après que son chauffeur a accidentellement renversé une motocyclette, il se retrouve avec celui-ci dans un commissariat où les policiers ne paraissent pas vouloir les protéger de la vindicte de la famille de la victime.
C'est finalement Sathy, qu'il a appelé à la rescousse car l'endroit se trouve dans sa région, qui le tirera de ce mauvais pas en démontrant au passage l'influence qu'il a conservée sur ses anciens "sujets".
Un mot hindi est employé de plus en plus souvent dans les journaux indiens: "gundajuri", qui désigne "un certain état de violence criminelle" et s'applique "aux situations dans lesquelles les foules ou les groupes mafieux sévissent sans être inquiétés et prennent la loi entre leurs mains" (p. 272).
Conclusion
Pour conclure, nous aimerions citer la vision poétique d'Akash Kapur pour qui l'histoire actuelle de l'Inde est "celle du déclin et du renouveau, de la destruction et de la réinvention. Cette dualité, cette danse délicate entre l'anéantissement et la créativité [définit] la condition de l'Inde au début du XXIe siècle"(p. 383).