Ceux qui ont reçu le soutien américain et européen se sont sentis brusquement suffisamment forts pour ne plus avoir à négocier avec les autres groupes. Leur prise de pouvoir s’est faite de façon non constitutionnelle avec l'appui des milices des partis fascistes et d’extrême droite de Pravyi Sektor et de Svoboda qui ont recouru à la violence et à l’intimidation. Aujourd’hui, l’Ukraine n’est pas plus démocratique qu’il y a un an: un groupe d’oligarques a tout simplement été remplacé par un autre groupe d’oligarques et l’extrême droite participe aujourd’hui à son administration. Les opposants au nouveau régime ont de plus en plus été victimes de menaces, de pressions, voire d’agressions physiques orchestrées par le gouvernement et notamment Svoboda.
Après la chute de Ianoukovitch, un certain nombre de mesures unilatérales ont remis en jeu l’unité de l’Ukraine. La loi linguistique de février 2012 qui reconnaissait le russe et d’autres langues minoritaires comme langues administratives dans les provinces et villes où 10 % au moins de la population utilisait cette langue comme langue maternelle, a été supprimée (1). Les stations de télévision russophones ont été interdites l’une après l’autre et le Parti communiste a été expulsé du Parlement. Lors des évènements d'Euromaidan, le rôle du courant ultra-nationaliste et raciste, représenté en particulier par le parti Svoboda, qui a une réelle implantation et un pouvoir de mobilisation à Kiev et en Ukraine occidentale, a, pour des raisons d’opportunisme et d’intérêt politique, été sous estimé par les démocrates occidentaux et leurs plumitifs, qui ont choisi de minimiser, voire d’ignorer leur intervention, leur idéologie et leur projet politique.
Géo-stratégie
Officiellement, l’UE veut sanctionner la Russie pour son ingérence dans le conflit ukrainien. Or, l’actuel conflit en Ukraine est précisément une conséquence directe de l’ingérence de l’UE. Le mouvement de protestation qui a abouti à l’éviction du président Ianoukovitch s’appuyait certes sur un large mécontentement social dû à une politique économique déplorable et à la corruption. Mais, remarque Bruno Decordier, spécialiste de l’Université de Gand dans les questions eurasiennes, « le mouvement de protestation a été entre autres préparé de l’extérieur: en 2010, en Ukraine, quelque trente programmes occidentaux étaient déjà actifs.» Outre la ministre adjointe américaine des Affaires étrangères Victoria Nuland et le républicain John McCain, Guy Verhofstadt (Open Vld) et Mark Demesmaeker (N-VA) se sont notamment joints aux manifestants.
Officiellement, il s’agissait de démocratie et de droits de l’Homme, mais l’ingérence en Ukraine s’inscrit dans le cadre d’une stratégie d’expansion de l’Otan et de l’UE vers l’Est. Depuis la chute de l’Union soviétique, l’UE et l’Otan mettent tout en œuvre pour faire main basse sur de nouvelles régions dans l’Est. Bart Criekemans, professeur de politique internationale à l’Université d’Anvers, remarque: «les années 2000 ont également été les années des “révolutions de couleur” dans la proche périphérie de la Russie: la Yougoslavie (2000), la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004) et la Kirghizie (2005). Des chercheurs ont pu montrer clairement que, via le National Endowment for Democracy (NED – Fondation de soutien à la démocratie), la CIA et USAID (États-Unis) ont donné de l’argent à des semi-ONG telles que Freedom House et l’Open Society Institute».
Géopolitiquement, cette annexion de l'Ukraine annonce l’extension de l’OTAN à l’intérieur du territoire de l’ex-URSS, contrairement aux promesses qui avaient été faites au moment de la dissolution du bloc soviétique: 23 des 28 pays de l’UE sont aujourd’hui, en même temps, membres de l’OTAN. Depuis 1990, les Occidentaux ont plusieurs fois élargi l'Otan à l'Est de l'Europe, trahissant leur parole donnée. C'est bien autre chose qui avait été promis en 1990: James Baker, le secrétaire d'Etat américain de George Bush, et Hans-Dietrich Genscher, le ministre des Affaires étrangères allemand de l'époque, avaient assuré au réformateur de l'Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev que l'alliance occidentale n'étendrait "pas d'un pouce" son influence vers l'Est si Moscou acceptait que l'Allemagne réunifiée entre dans l'Otan.
L’Ukraine avait opté pour une position neutre, développant des liens politiques et économiques aussi bien avec les pays européens qu’avec la Russie.
En proposant à Kiev un accord d'association, l'Union européenne a obligé l'Ukraine à choisir entre l'Ouest et la Russie - et l'a ainsi écartelée. Quand l'autocrate Ianoukovitch a fini par refuser de signer, il a été renversé. La Russie s'est à nouveau sentie trahie, elle a jugé que l'Ukraine était perdue et a mis la main sur la Crimée, que Khroutchev avait offerte à l'Ukraine en 1954, à l'époque soviétique.
Le choix de Ianoukovitch ne cadrait pas avec la stratégie d’expansion de l’Otan et de l’UE. D’où le fait que des hommes politiques américains et européens se sont rendus à Kiev pour y participer à l’installation d’un nouveau gouvernement. En d’autres termes, l’UE et les États-Unis ont décidé qui allait devoir diriger le pays. Reconnaissant pour le soutien de l’UE, le nouveau président Porochenko concluait en juin un accord de libre-échange avec la Géorgie, la Moldavie et l’UE. La Russie perçoit comme une provocation cette alliance économique et militaire montante à ses frontières.
Enjeux économiques
Du côté des pros-UE, les Ukrainiens rêvent du niveau de vie des Européens de l'Ouest, et bon nombre espèrent pouvoir y émigrer pour y trouver du travail. Un des slogans pro-européens est: «D’ici peu, un appartement pour chacun»! Mais, concrètement, en se détournant de la Russie, l’Ukraine perdrait jusqu’à 30 % du volume de ses exportations. Aymeric Chauprade estime que ce n'est pas une bonne idée pour l’UE d’absorber un marché de 45 millions d’habitants dont effectivement un certain nombre rêve de pouvoir aller à l’Ouest pour trouver du travail: l’Occident ne peut se le permettre; l'Ukraine est concrètement liée à 60 % par ses rapports énergétiques à la Russie, car les hydrocarbures russes transitent par son territoire; de ce point de vue, estime Chauprade, le jeu des Etats-Unis et de l’UE est complètement fou à la fois pour l’UE et pour l’Ukraine parce qu’il est complètement détaché de la réalité et du bon sens. Encore faudrait-il que les intérêts de la population européenne priment sur les rêves de grandeur des eurocrates...
Estimant qu'ils n'ont rien à gagner dans un accord associatif avec l’UE, la majorité de la population de l’Est ne veut d'ailleurs pas renoncer à ses liens économiques avec la Russie, principal client pour les exportations au départ du secteur minier, de la sidérurgie et de la technologie spatiale, situés à l’Est.
Les mesures de «libéralisation» prévues par les accords mettront l' économie ukrainienne dans les mains des multinationales non seulement européennes mais étatsuniennes. L’Ukraine cèdera 49% de la propriété des gazoducs et des dépôts souterrains de gaz à des compagnies étatsuniennes (surtout ExxonMobil et Chevron) et européennes, qui de fait en auront le plein contrôle. En même temps, la «modernisation» prévue de l’agriculture ukrainienne permettra aux étatsuniennes Cargill et Monsanto, qui avaient déjà depuis longtemps pénétré dans le pays, de s’approprier ce qui autrefois était appelé, du fait de la fertilité de ses terres, «le grenier de l’URSS». C’est un secteur de première importance: l’agriculture ukrainienne fournit 10% du PIB et 25% des exportations. L’association de l’Ukraine à l’aire UE de libre échange permettra notamment aux multinationales étatsuniennes et européennes de contrôler, à travers l’introduction des produits ukrainiens, le marché agricole européen.
FMI
Nos médias ont présenté les prêts du Fonds monétaire international (FMI) comme une «aide», mais c'est bien d’un prêt qu'il s'agit, avec les nombreuses contraintes et servitudes qui en découlent. En témoigne un document, diffusé par Wikileaks, entre un interlocuteur ukrainien et l'ambassadeur américain John Tefft sur un programme de réformes en Ukraine en échange d'un prêt du FMI.
Il y est question, entre autres, de relever l'âge de la retraite, d'éliminer le droit à la retraite anticipée, de supprimer les régimes spéciaux de retraites attribués aux scientifiques, aux responsables gouvernementaux, aux gestionnaires des entreprises d'Etat, de limiter le montant des retraites pour les travailleurs, d' augmenter de plus de 50% le prix du gaz pour les entreprises, d'augmenter le coût de l'électricité de 40%, d'annuler les prestations sociales et augmenter les taxes sur le transport de 50%, de ne pas augmenter le salaire de base, de privatiser toutes les mines et abolir toutes les subventions aux entreprises, d'abroger les avantages pour les services municipaux, les transports, d'annuler le soutien de l'Etat dans l'aide alimentaire et dans la restauration d'entreprise, de lever le moratoire sur la vente des terres agricoles et d'annuler les subventions aux producteurs de porcs et de poulets, de limiter le salaires des fonctionnaires, de limiter les allocations de chômage à une période minimale de six mois...
Les montants envoyés à Kiev ne resteront pas longtemps dans les caisses de l’État. Ainsi, rien qu’en 2014, ce sont pas moins de 10 milliards de dollars (7,3 milliards d’euros) de prêts arrivant à échéance qui quitteront l’Ukraine pour retourner dans les poches des créanciers. De cette somme, environ 3,7 milliards de dollars (2,42 milliards de droits de tirage spéciaux (DTS), la monnaie de référence du Fonds) iront au FMI en remboursement d’anciens prêts. Autant dire que l’intégralité du premier versement servira a rembourser le Fonds en 2014, et ne sera par conséquent d’aucune aide pour la population. Le Premier ministre Arseni Iatseniouk s'est d'ailleurs dit lui-même à la tête d’un gouvernement "suicide" en raison de l’impopularité des mesures mises en oeuvre de manière peu démocratique par un Parlement non officiellement reconnu par la population.
Le 25 janvier 2014, 29 élus et responsables d’associations ukrainiens dénonçaient déjà l’ingérence étrangère, le danger de coup d’État et les informations déformées sur l’Ukraine, émanant d’hommes politiques et de responsables de l’UE et des Etats-Unis. L'appel dénonçait la perte totale de la souveraineté ukrainienne au profit d’agences supranationales intronisées au-dessus de la Constitution et des lois du pays en tant qu’autorités décisionnelles conduisant à la destruction de l’économie du pays, de son industrie, de son agriculture, de ses services et de son secteur scientifique et, à la fin, de la souveraineté de l’Etat ukrainien.