Une jeunesse supérieure en nombre
Le premier constat est celui du nombre. L'Inde possède aujourd'hui un profil démographique exceptionnel: la moitié de ses habitants (600 millions) ont moins de 25 ans, deux tiers ont moins de 35 ans; les 15-59 ans, les plus actifs, représentent plus de 62% de sa population (p 12).
La presse indienne surnomme la jeune génération des 15-35 ans "Young India" ou "New India". Il s'agit d'une population "pleine d'ambition et d'espoirs" qui rêve de "moderniser le pays"(p. 15).
Education inégale
L'école est obligatoire et gratuite de 6 à 14 ans. Le taux d'inscription à l'école primaire atteint 97 %, mais le taux d'abandon est élevé, et les résultats de l'enseignement fort inégaux : la moitié des élèves de cinquième année sont incapables de lire un texte simple et d'effectuer des calculs basiques.
Cette situation est due à un manque de moyens : absence de matériel, enseignants "peu motivés et régulièrement absents" (p. 20). il en résulte un fort taux d'abandon scolaire, encouragé par les traditions qui cantonnent les filles au travail domestique et par la pauvreté qui incite beaucoup d'enfants à travailler pour aider leur famille à survivre.
Des millions d'enfants quittent ainsi l'école sans avoir terminé le cycle primaire. Un fort pourcentage abandonnent à la fin de la scolarité obligatoire, "si bien que de 15 à 17 ans, ils ne sont plus que quatre Indiens sur dix à poursuivre leurs études" (p.21).
Seuls 12 % des Indiens entreprennent des études supérieures. La proportion de scientifiques se situe à 1/100 de celle des Etats-Unis, et la proportion d'ingénieurs ne s'élève qu'à 1/3 de celle de la Chine.
Bénédicte Manier relève également le contraste qui existe en Inde entre la petite élite diplômée et la proportion d'illettrés, un quart de la population, qui est la plus élevée du monde. Entre ces deux extrêmes, "le niveau général de qualification reste bas"(p.22).
Selon la Commission du plan, pour porter le taux de scolarisation primaire à 100 %, l'Inde devrait recruter 2 millions d'enseignants supplémentaires.
En ce qui concerne l'organisation de l'enseignement, la part du secteur privé est en constante augmentation: la proportion d'enfants âgés de 6 à 14 ans qui y étaient scolarisés est passée de 18,7 % en 2006 à 25 % en 2011.
Conscience politique
Pour Bénédicte Manier, la jeunesse se sent peu représentée par le monde politique. Le Parlement ne compte que 6,3 % de députés dans la tranche d'âge de 25 à 40 ans. Les jeunes urbains s'intéressent de plus en plus à la politique.
Quand ils votent, les jeunes générations veulent un changement du système politique pour arriver à un Etat "qui incarne l'Inde moderne" en corrigeant "tout ce qui ne fonctionne pas" (p. 80), comme le manque d'infrastructures : raccordement à l'électricité et à l'eau courante dans tous les ménages, fin des coupures, sanitaires (la moitié des foyers n'ont pas de toilettes).
Ils veulent également une économie qui fonctionne, qui crée des emplois. Ils attendent encore des politiques qu'ils fassent évoluer la condition des femmes: égalité des carrières, sécurité dans l'espace public... Surprise électorale
Lors des élections locales renouvelant le Parlement de New Delhi, cette volonté de changement s'est nettement manifestée. D'abord par la proportion de jeunes de 18-19 ans s'inscrivant sur les listes électorales, quatre fois plus qu'aux élections précédentes. Ensuite, par le taux record de participation des jeunes, de 71 %. Enfin, par le résultat : le parti du Congrès, au pouvoir depuis 15 ans, est remplacé par un nouveau venu, le "parti de l'homme ordinaire" (Aam Aadmi Party), né en 2012 d'un mouvement anticorruption.
Cette victoire d'un parti issu de la société civile fut qualifiée par plusieurs journaux de "printemps indien". Cette victoire est attribuée aux jeunes électeurs: selon le quotidien "Indian Express", "la montée en puissance des jeunes électeurs a fait la loi" (p. 85). Ce journal estime que les nouveaux électeurs sont "jeunes, idéalistes, militants, branchés, férus de technologies, libres dans leur pensée, impatients, pleins d'énergie et de frustrations, agressifs et en colère contre la corruption ou le chômage".
Ce parti, qui a pris pour logo un balai, indiquant "qu'il veut en finir avec les partis traditionnels", parle des préoccupations concrètes comme les services publics, l'inflation, et publie la liste de ses donateurs. Ses candidats sont trentenaires et pour moitié diplômés d'université.
Son leader, Arvind Kejrival, a démissionné prématurément, après 49 jours au poste de Premier ministre du territoire de New Delhi, après avoir échoué à faire adopter une loi contre les malversations financières. Il tente à présent d'implanter son parti au niveau national (1).
Créativité artistique
L'industrie indienne du cinéma, qui est la deuxième du monde après Hollywood, rayonne dans toute l'Asie, au Proche-Orient et dans tous les pays dotés d'une forte diaspora indienne.
Depuis une dizaine d'années, de jeunes cinéastes délaissent les productions traditionnelles à l'eau de rose pour des sujets liés aux réalités du pays. Nombre de ces nouveaux réalisateurs manifestent un engagement social: des films sont consacrés au trafic de femmes pour le mariage, à l'élimination prénatale des filles, au travail des enfants...
Si les films de ce type ne représentent que 5 % du total de la production cinématographique," ils contribuent à faire évoluer les représentations culturelles du pays" (p. 127)
Dans la littérature également, de jeunes écrivains se détachent d'une Inde romancée "pour raconter les épopées quotidiennes de l'Inde ordinaire" (p. 129). Ils traitent des contraintes liées à la pauvreté, aux castes, à la corruption.
Bénédicte Manier transmet le point de vue d’Amish Tripathi, un auteur à grand tirage, pour qui les "autrefois les livres proposaient une Inde exotique à l'Occident", puis "avec la prospérité, l'Inde a gagné en confiance en elle-même" (p. 129) et s'attache maintenant à critiquer ce qui va mal et célébrer ce qui va bien. Pour elle, "un pays sûr de lui peut s'autocritiquer, sans que ça tourne à l'exercice d'autoflagellation".
« Baby-boomers »
La jeune classe moyenne urbaine est surreprésentée dans les magazines, la publicité, le cinéma et la télévision, et ses représentants "lancent les tendances que tout le monde imite" (p. 135). Cette hégémonie s'exerce également dans d'autres domaines, puisqu'elle "concentre les attentions de la classe politique lors des élections" (p. 136).
Pour Bénédicte Manier, "ces jeunes disposent ainsi de leviers d'influence qui pourraient faire d'eux, à terme, l'équivalent indien des ‘ baby-boomers’ de l'Amérique des années 1960 et 1970", qui ont introduit "un vaste changement de normes, de valeurs et de comportements".
Comme les "baby-boomers" au siècle passé, les jeunes Indiens "sont entrés dans l'ère de la consommation de masse", "veulent prendre l'ascenseur social vers le haut" et "ont commencé à secouer les codes traditionnels", "imprimant au pays leur propre modernité".
La sociologue indienne Padma Prakash, qu'elle cite, met en évidence la colère de la jeunesse contre les conservatismes, les violences sociales. Pour Bénédicte Manier, "la jeunesse est persuadée que sa situation serait meilleure si le pays pouvait résoudre ses problèmes et avancer" (p. 140).
Conclusion sur le livre
Très synthétique, l'ouvrage de Bénédicte Manier nous présente de façon condensée une étape de l'évolution historique d'un grand pays. En peu de pages, on a le sentiment d'avoir appris beaucoup sur cette immense population en plein mouvement.
Il s'agit d'une vision à distance, au contraire du livre d'Akash Kapur, dont nous vous parlions le mois passé, qui était beaucoup plus concret dans sa description du pays où il vit et des problèmes que posent sur le terrain l'évolution des moeurs ou le développement industriel.