Cet auteur vise notamment dans cet opus à présenter le développement de l'être humain sous l'influence de son milieu matériel et humain et des interactions précoces qu'il subit avec son environnement dès sa conception, dans le ventre de sa mère.
Il explique l'influence de ces interactions sur le développement des organes du cerveau, qui conditionnent sa personnalité future, en particulier sa capacité à gérer ses émotions. Enfin, il présente sa vision de l'évolution des aspects liés au genre, du Pater familias de jadis aux nouveaux modèles que la société propose actuellement.
Sensible aux remarques sur ses publications (l'article de Wikipedia qui lui est consacré lui reproche de ne pas assez citer ses sources), il a pris la peine d'ajouter de nombreuses références à son texte.
Ce qui manque pour nous à cet exposé-ci - mais ce n'est pas courant dans le format d'essai qui a été retenu-, ce sont des schémas illustrant la configuration des organes cérébraux cités, dont le rôle paraît essentiel mais dont la connaissance nouvelle, bénéficiant des progrès de l'imagerie médicale, ne fait pas partie de la culture générale du public non spécialisé.
Environnement biochimique
Dans l'utérus, l'enfant ne perçoit pas seulement les émotions de ses parents par l'intermédiaire du ton de leur voix; il les ressent aussi par le moyen des variations hormonales de la mère, comme le cortisol suscité par le stress qu'elle ressent, qui se communique à lui via le sang de la mère en franchissant la barrière du placenta et en se répandant dans le liquide amniotique qu'il ingère.
Selon Boris Cyrulnik, «Le bébé qui déglutit ce liquide avalera de ce fait une cortisone toxique pour les neurones de son circuit limbique. Il arrivera au monde avec une altération de sa mémoire et de ses émotions, dont la source se trouve dans le malheur de sa mère. (...) S'il y a des substances toxiques dans le liquide, elles agissent à très faible dose sur les cellules sexuelles. Le bébé arrive au monde avec des troubles qui ne se manifesteront qu'à l'adolescence et à l'âge adulte.» (p. 147)
"Sculpture" du cerveau
«Notre développement oriente les informations perçues vers des zones cérébrales qui les connotent de bonheur ou de malheur selon le circuitage précoce. Et notre histoire met en lumière quelques scénarios en oubliant l'immense majorité des faits. Toutes ces réductions neurologiques, développementales et historiques donnent une forme au monde qu'on perçoit et qu'on nomme "réalité"». (p.53)
Pour faire comprendre que cette réalité n'est en fait qu'une modélisation résultant de nos sens imparfaits, il nous emmène dans le domaine des altérations cérébrales dues à des "accidents neurologiques" et des modifications de perception de la réalité qu'elles peuvent entraîner.
Par exemple, dans le cas où l'imagerie cérébrale obtenue par un scanner du cerveau montre qu'un petit accident vasculaire cérébral (AVC) «a abîmé une zone pariéto-occipitale droite", le malade peut ressentir le monde "comme avant", comme si rien n'avait changé. "Pourtant, quelques étrangetés invitent le clinicien à se poser des questions : quand on lui apporte son plateau-repas, le malade mange les frites qui sont à droite et réclame le bifteck qui est à gauche et que tout le monde peut voir, sauf lui.» (p. 54)
Développement précoce et affectivité
«Quand le développement a été sécurisant et fortifiant, dans une famille stable et une culture en paix, un message sensoriel sera plus facilement orienté vers le noyau accumbens dont la stimulation déclenche des sensations agréables. Quand une excitation trop intense provoque une douleur, un cerveau auparavant fortifié orientera moins l'information vers l'amygdale rhinencéphalique, qui provoque des sensations désagréables. Le fait d'avoir acquis un facteur de protection avant de recevoir l'impact douloureux atténue la souffrance.
A l'inverse, quand l'organisme du mammifère humain ou non humain s'est développé dans des conditions adverses, les messages de douleur ont pris l'habitude d'être orientés vers l'amygdale, qui amplifie l'information douloureuse. Quand l'organisme a acquis des facteurs de vulnérabilité, la même stimulation douloureuse aggrave la douleur.» (p. 63)
Il en résulte que certains individus blessés et humiliés paraissent entretenir leur douleur et s'en servent parfois pour "agresser l'agresseur", en le signalant au "tribunal des Autres": «Regardez ce qu'il a fait de moi», ce qui «ajoute un aspect psychodynamique qui modifie le circuitage de la douleur ressentie». (p. 64)
Le rôle de la parole
Les bébés sont très attirés par le son des mots. Pour le psychiatre Cyrulnik, «parler à un bébé, c'est circuiter son lobe temporal gauche, lui faisant ainsi acquérir une facilité à reconnaître des mots pour exprimer ses émotions et agir sur le monde des autres». (p. 282)
Par ailleurs, dans certaines circonstances, en schématisant, "la répétition d'énoncés stressants finit par provoquer une atrophie limbique qui altère la mémoire et trouble les émotions". (p.283)
Et donc, "un simple acte de parole modifie la manière de ressentir le monde".
Il est donc évident qu'une psychothérapie peut modifier la manière dont fonctionne le cerveau.
L'imagerie médicale permet de le prouver, en faisant passer des résonnances magnétiques nucléaires à un groupe de malades "souffrant de dépression majeure" avant et après une psychothérapie de trois mois, ainsi qu'à un autre groupe présentant la même pathologie mais ayant refusé toute psychothérapie. Pour ces derniers, trois mois plus tard, rien n'avait changé, tandis que pour le premier groupe, les altérations observées ("une atrophie bifrontale", "une atrophie du gyrus denté", "une augmentation de fonctionnement de l'amygdale") avaient disparu après trois mois de psychothérapie ! (p. 289)
Des produits qui modifient l'humeur... sans cause
Outre les événements de la vie et la parole, des substances consommées peuvent altérer la perception du monde.
En effet, Cyrulnik nous apprend que des médicaments utilisés pour traiter certaines pathologies ont des effets inattendus sur l'humeur des patients.
Par exemple, la réserpine donnée pour faire baisser les accès d'hypertension "déclenchait des accès de mélancolie surprenants". "L'interféron nécessaire pour soigner certains cancers occasionne souvent des dépressions sans objet : rien n'a changé dans l'existence de celui qui avale ce cachet et, soudain, sans savoir pourquoi, il est désespéré." (p. 18)
Cette information presque anecdotique nous donne envie de faire une suggestion à tous ceux qui côtoient des personnes dépressives, à titre de soignants ou parce qu'ils vivent à ses côtés : qu'ils utilisent ce moyen de prendre exceptionnellement une petite quantité d'un de ces médicaments agissant négativement sur l'humeur pour pouvoir se mettre au moins quelques heures dans leur vie à la place de la personne qu'ils côtoient, qui, elle, doit vivre parfois des années avec ce sentiment douloureux.
On serait enfin débarrassés des suggestions toxiques du style "fais un effort" et autres commentaires malvenus qui dépriment encore plus ou exaspèrent inutilement la personne souffrante.
Recommandation
Au terme de l'espace qui nous est imparti, nous n'avons pu mentionner dans cette présentation qu'une toute petite partie des sujets abordés, ce qui atteste de la richesse de l'ouvrage, expression d'un esprit particulièrement actif, aux centres d'intérêt variés, connectés avec les dernières évolutions et préoccupations sociétales.
Contrairement à celui du même auteur que nous avions commenté précédemment ("Psychothérapie de Dieu", sous le titre "Veuillez croire", Banc Public n°266, avril 2018), il regorge de prises de position tranchées et est donc bien adapté à la réflexion dynamique et à la discussion.
Nous le recommandons à nos lecteurs qui ont envie de réfléchir et de remettre en question leur vision de l'humanité grâce au cerveau curieux, cultivé et bienveillant d'un neuropsychiatre qui ne paraît pas ses 83 ans, si ce n'est par la somme des connaissances accumulées.